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Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/92

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mieux ! C’est autant de gagné ; un quart d’heure de moins que j’aurai donné à l’autre.

La longue file de voitures cependant s’ébranle, la mienne en tête, et les cahots commencent sur le pavé des rues. Pas un mot ne s’échange, entre mes deux compagnes et moi. Dans notre cellule mouvante, nous nous en allons en silence et sans rien voir. Oh ! cette envie de tout casser, de tout mettre en pièces, d’ouvrir les portières et de crier aux passants : « Sauvez-moi ! On me prend mon bonheur, ma jeunesse, ma vie ! » Et les mains se convulsent, le teint s’empourpre, les larmes jaillissent, — — tandis que les pauvres petites, devant moi, sont comme terrassées par ma trop visible souffrance.

Maintenant le bruit change : on roule sur du bois ; c’est l’interminable pont flottant de la Corne-d’Or… En effet, je vais devenir une habitante de l’autre rive… Et puis commencent les pavés du grand Stamboul, et je me sens aussitôt plus affreusement prisonnière, car je dois approcher beaucoup de mon nouveau cloître, d’avance abhorré… Et comme il est loin dans la ville ! Par quelles rues nous fait-on passer, par quelles impossibles rampes !… Mon Dieu, comme il est loin, et combien je vais être sinistrement exilée !

On s’arrête enfin, et ma voiture s’ouvre. Dans un éclair, j’aperçois une foule qui attend, devant un portail sombre : des nègres en redingote, des cavas chamarrés d’or et de décorations, des intendants à « chalvar », jusqu’au veilleur de nuit du quartier avec son long bâton. Et puis, crac ! les voiles de damas, tendus à bout de bras ainsi qu’au départ, m’enveloppent ; je redeviens invisible et ne vois plus rien. Je fonce en affolée dans ce nouveau couloir de soie, —et trouve, au bout, un large vestibule plein de fleurs, où un jeune homme blond, en grand uniforme de capitaine de cavalerie, vient à ma rencontre. Le sourire aux lèvres tous deux, nous échangeons un regard d’interrogation et de défi