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Page:Loti - Les Désenchantées, 1908.djvu/94

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lis surtout l’incurable tristesse, avec la pitié pour une de leurs sœurs qui tombe aujourd’hui dans le gouffre commun, devient leur compagne d’humiliation et de misère… Et je souris toujours des lèvres… C’était donc bien ce que je pensais, le mariage ! J’en ai la certitude à présent ; dans leurs yeux, à toutes, je viens de le lire ! Alors je commence à songer, sur mon trône de mariée, qu’il y a un moyen, après tout, de se libérer, de reprendre possession de ses actes, de ses pensées, de sa vie ; un moyen qu’Allah et de Prophète ont permis : oui, c’est cela, je divorcerai !… Comment donc n’y avais-je pas pensé plus tôt ?… Isolée à présent de la foule et concentrée en moi— même, bien que souriant toujours, je combine ardemment mon nouveau plan de campagne, j’escompte déjà le bienheureux divorce ; après tout, les mariages, dans notre pays, quand on le veut bien, se défont si vite !…

Mais que c’est joli pourtant, ce défilé ! Je m’y intéresserais vraiment beaucoup, si ce n’était moi-même la triste idole que toutes ces femmes viennent voir… Rien que des dentelles, de la gaze, des couleurs claires et gaies ; pas un habit noir, il va sans dire, pour faire tache d’encre, comme dans vos galas européens. Et puis, André, d’après le peu que j’en ai vu aux ambassades, je ne crois pas que vos fêtes réunissent tant de charmantes figures que les nôtres. Toutes ces Turques, invisibles aux hommes, sont si fines, élégantes, gracieuses, souples comme des chattes, —j’entends les Turques de la génération nouvelle, naturellement ; —les moins bien ont toujours quelques choses pour elles ; toutes sont agréables à regarder. Il y a aussi les vieilles 1320, évoluant parmi cette jeunesse aux yeux délicieusement mélancoliques ou tourmentés, les bonnes vieilles si étonnantes à présent, avec leur visage placide et grave, leur magnifique chevelure nattée que le travail intellectuel n’a point éclaircie, leur turban de gaze brodé de fleurettes au crochet, et leurs lourdes soies, toujours achetées à