Page:Loti - Mon frère Yves, 1893.djvu/215

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

anxiété qui croîtrait d’heure en heure, attendre la tombée de la nuit, le moment où le martellement des sabots recommencerait en bas dans la rue grise, la débauchée. Car Yves et les autres marins dont les navires étaient dans le port sortaient en même temps que les ouvriers de l’arsenal, et alors, elle, chaque soir, appuyée à sa fenêtre, regardait passer ce flot d’hommes, les yeux inquiets, fouillant le plus loin possible dans tous ces groupes, cherchant celui qui lui avait pris sa vie.

Elle le reconnaissait de loin, à sa haute taille droite, à sa carrure ; son col bleu dominait les autres. Quand elle l’avait découvert, marchant vite, se hâtant vers le logis, il lui semblait que son pauvre cœur se desserrait, qu’elle respirait mieux ; quand elle l’avait vu enfin au-dessous d’elle entrer par la vieille porte basse, elle était presque heureuse. Il arrivait ; — et quand il était là et qu’il les avait embrassés tous deux, elle et le petit Pierre, le danger était fini, il ne ressortait plus.

Mais, s’il tardait à paraître, peu à peu elle sentait l’angoisse l’étreindre… Et, quand l’heure était passée, la nuit venue, la foule des hommes dispersée, et que lui n’était pas rentré, oh ! alors com-