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LE ROMAN D’UN ENFANT

De je ne sais plus quelle histoire, lue l’hiver précédent, sur les Indiens des Grands-Lacs, j’avais retenu ceci qui m’avait beaucoup frappé : un vieux chef Peau-Rouge, dont la fille se languissait d’amour pour un Visage-Pâle, avait fini par consentir à la donner à cet étranger, afin qu’elle eût encore de la joie à ses réveils.

De la joie à ses réveils !… En effet j’avais remarqué depuis bien longtemps que le moment du réveil est toujours celui où l’on a plus nettement l’impression de ce qui est gai ou triste dans la vie, et où l’on trouve plus particulièrement pénible d’être sans joie ; mes premiers petits chagrins, mes premiers petits remords, mes anxiétés de l’avenir, c’était à ce moment toujours qu’ils revenaient plus cruels, — pour s’évanouir très vite, il est vrai, en ce temps-là.

Plus tard, ils devaient bien s’assombrir, mes réveils ! Et ils sont devenus aujourd’hui l’instant de lucidité effroyable où je vois pour ainsi dire les dessous de la vie dégagés de tous ces mirages encore amusants qui, dans le jour, reviennent me les cacher ; l’instant où m’apparaissent le mieux la rapidité des années, l’émiettement de tout ce à quoi j’essaie de raccrocher mes mains, et le néant final, le grand trou béant de la mort, là tout près, que rien ne déguise plus.