Page:Louÿs - Œuvres complètes, éd. Slatkine Reprints, 1929 - 1931, tome 8.djvu/218

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ignore presque tout entier l’existence nocturne des villes du Sud, offrait au passage de la voiture ses maisons uniformes, ses rues boueuses, ses trottoirs déserts de minuit. Le cheval trotta vingt minutes et s’arrêta en glissant sur le pavé gras devant une grande porte rouge entourée par une foule envieuse et navrante. Ouvriers de nuit, miséreux, loqueteuses modistes en fichu bleu, mendiantes en châle noir, se pressaient, l’œil avide ou triste au défilé de ce qu’ils croyaient être la joie. On sentait que derrière cette toile rouge et blanche, pauvre ornement de louage pourtant, ces hommes devaient se représenter un Eldorado extraordinaire, le luxe inouï décrit chaque jour dans les feuilletons du Petit Journal, une profusion de soieries, de succulences et de beautés, toutes les friandises et toutes les femmes dont ils ne seraient jamais, jusqu’au jour de leur mort, les commensaux ni les amants.

Gabriel s’arrêta entre ces deux haies sombres avec un sentiment de honte, presque de faute. Il aurait voulu faire passer avec lui un de ces misérables, et le satisfaire pour une nuit, ou le décevoir peut-être et le guérir ainsi.

Derrière deux vieilles en hardes fauves, une petite tête blonde se haussait avec des yeux écarquillés de curiosité, les narines mouvantes, la lèvre entre les dents.

Gabriel eut un bon sourire et lui dit vivement : « Voulez-vous entrer ? »