Page:Louÿs - Œuvres complètes, éd. Slatkine Reprints, 1929 - 1931, tome 9.djvu/305

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voyage à la grande-chartreuse

Grande-Chartreuse, 25 août 1890.

Par où ai-je passé ?

Depuis deux jours il pleuvait ; ce matin encore il pleuvait ; à trois heures il pleuvait toujours ; et quand, au couchant, le soleil est apparu, on voyait se ruer entre des pans de prairies fraîches des torrents jaunes qui ravinaient les terres. Et comme le soleil se mourait, nous sommes entrés à Saint-Laurent ; et comme la nuit montante s’élevait dans l’air, nous sommes entrés dans le défilé. Je dis « nous », je devrais dire moi seul, car d’être avec des brutes, je me sentais unique, d’autant plus ineffablement.

Dans le silence et la lenteur des reflets peu à peu disparus, la nuit submergeait les choses. Et brusquement, tandis que je regardais en arrière la route dépassée, deux montagnes ont surgi, si haut qu’il fallait me baisser pour voir leur faîte où se déchiraient les nuages par instants. Sous le marchepied se déroulait la route et de chaque côté se dressait une muraille indéfinie. À gauche, le roc ; à droite, le torrent fauve qui froissait les roches noires avec un bruit d’averse ; et le roc une fois encore, mur de prison. Des forêts maintenant descendaient de ces hauteurs perdues dans la nuit ; des forêts impénétrables, inviolées, qui s’arrêtaient au bord de la route comme un troupeau de bêtes, pour lais-