Page:Louis Antoine de Bougainville - Voyage de Bougainville autour du monde (années 1766, 1767, 1768 et 1769), raconté par lui-même, 1889.djvu/209

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

incertaine au milieu de ces parages funestes, nous la passâmes à courir des bords dans l’espace que nous avions reconnu le jour, et le 7 au matin, je fis gouverner au nord-est-quart-nord, abandonnant le projet de pousser plus loin à l’ouest sous le parallèle de quinze degrés.

Nous étions assurément bien fondés à croire que la terre australe du Saint-Esprit n’était autre que l’archipel des grandes Cyclades, que Quiros avait pris pour un continent et représenté sous un point de vue romanesque. Quand je persévérais à courir sous le parallèle de quinze degrés, c’est que je voulais que la vue des côtes orientales de la nouvelle Hollande portât nos conjectures à l’évidence. Or, en suivant les observations astronomiques, dont l’accord depuis plus d’un mois assurait la justesse, nous étions déjà le 6 à midi par cent quarante-six degrés de longitude orientale, c’est-à-dire un degré plus à l’ouest que ne l’est la terre du Saint-Esprit selon M. Bellin. D’ailleurs la rencontre consécutive de ces brisants vus depuis trois jours, ces troncs d’arbres, ces fruits, ces goémons que nous trouvions à chaque instant, la tranquillité de la mer, la direction des courants, tout nous a suffisamment indiqué les approches d’une grande terre, et que même elle nous environnait déjà dans le sud-est. Cette terre n’est autre que la côte orientale de la nouvelle Hollande. En effet, ces écueils multipliés et étendus au large annoncent une terre basse ; et, quand je vois Dampierre abandonner par notre même latitude de quinze degrés trente-cinq minutes la côte occidentale de cette région ingrate où il ne trouve pas même d’eau douce, j’en conclus que la côte orientale ne vaut pas mieux. Je penserais volontiers comme lui que cette terre n’est qu’un amas d’îles, dont les approches sont défendues par une mer dangereuse, semée d’écueils et de bas-fonds. Après de pareils éclaircissements, il y aurait eu de la témérité à risquer de s’affaler sur une côte dont on ne devait espérer aucun avantage, et de laquelle on ne pouvait se relever qu’en luttant contre les vents régnants. Nous n’avions plus de pain que pour deux mois, des légumes pour quarante jours ; la viande salée était en plus grande quantité, mais elle infectait. Nous lui préférions les rats qu’on pouvait