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et, à partir du dixième siècle, on trouve dans les écrivains de cette nation quelques détails sur la partie de l’Indo-Chine qui nous occupe. Mais, à l’exception du pays de Senf qui a été reconnu de bonne heure pour être le Tsiampa, les mentions des autres royaumes de la péninsule faites par ces écrivains sont passées jusqu’à présent inaperçues, ou ont été rapportées par les commentateurs à des régions portant des noms à peu près semblables. Sous les diverses appellations de Comr, Comor, Comar, Comayr, Kamen, les ouvrages arabes désignent des contrées différentes, parmi lesquelles il faut savoir quelquefois reconnaître le Cambodge. Ainsi, toutes les probabilités géographiques et historiques se réunissent pour faire identifier avec le Cambodge, et non avec la région du cap Comorin, ce pays de Comar, dont le roi, d’après Massoudi, rencontra une fin si tragique. Ce prince avait eu l’imprudence de témoigner tout haut son désir de voir la tête du Maharaja, roi de Zabedj, exposée dans un plat devant lui. Ce dernier, l’ayant appris, réunit une flotte de mille vaisseaux, remonta le fleuve qui conduisait à la capitale du roi de Comar, et fit subir à son ennemi le supplice que celui-ci lui avait réservé. À partir de ce moment, les rois de Comar se prosternaient tous les matins dans la direction du Zabedj, en proclamant la grandeur du Maharaja.

Rien de plus invraisemblable, étant donnés les moyens de l’époque, qu’une guerre entre Java ou Sumatra et un point quelconque de la péninsule indienne ; rien de plus facile au contraire et de plus conforme à la jalousie qui devait exister entre deux pays voisins et puissants que l’expédition racontée par Massoudi, si on lui donne le Cambodge pour objectif. L’auteur arabe cite, en parlant du peuple de Comar, un trait de mœurs, l’usage du cure-dents, déjà indiqué dans la légende de Prea Thong[1]. Peut-être l’exécution du roi de Comar est-elle un de ces faits d’armes qui ont rendu légendaire le souvenir de Panji, ce souverain de Java qui a été surnommé le Charlemagne de l’Est [2].

  1. Les prairies d’or (trad. Barbier de Meynard et Pavet de Courteille), t. I, p. 170-175. M. Yule est, à ma connaissance, le premier commentateur qui ait fait le rapprochement du nom de Comar avec celui de Khmer (Voy., entre autres citations, Cathay and the way thither, p. 519). Le pays de Senf étant reconnu, il était difficile cependant de ne pas identifier avec le pays de Khmer l’île de Comar, placée par Edrisi à trois milles de Senf (traduction Jaubert, t. 1, p. 83). Maury qui, avec un sens géographique remarquable, a su rétablir l’itinéraire des marchands arabes si fort dénaturé par les identifications de Reinaud, ignorait sans doute cette appellation indigène du Cambodge ; sans cela, il n’eût point déclaré que Comar était un pays imaginaire (Bulletin de la Société de géographie, t. V, 1846, p. 231). Il est vrai qu’un peu plus loin il l’assimile à Siam. Le bois d’aloès dont il est si souvent question dans les relations anciennes et que les auteurs arabes nomment Senfi, du nom du pays de Senf, est un des produits du Cambodge où il porte le nom de Kalampeak, mot dont les premiers navigateurs européens ont fait Calambac.
  2. S. Raffles, The History of Java, t. II, p. 90 et suiv. Panji a, dit-on, introduit le kris dans l’archipel d’Asie, et toutes les contrées où cette arme a été en usage auraient reconnu sa suprématie. Le mot kris s’est introduit dans la langue cambodgienne sous la forme kras, ce qui semblerait indiquer que les Khmers ont connu et employé jadis ce singulier poignard. C’est sans doute de cette époque (ixe et xe siècles) que datent les souvenirs conservés au Cambodge de relations fréquentes avec les îles de Java et de Sumatra. Des ouvriers seraient venus de Java travailler aux monuments cambodgiens. Il semble que ce soit là l’une des causes de la décadence de l’ancienne architecture khmer et du caractère nouveau qui se révèle dans la forme de la pyramide de Pnom Penh, la restauration de la tour centrale de Pnom Bachey et quelques monuments de Battambang. Je crois retrouver dans le temple javanais de Mundot des ressemblances notables avec certaines constructions khmers de la décadence. Au point de vue religieux et politique, les relations de Java avec l’Indo-Chine ont