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trompe, puis, apercevant une mare voisine, couraient y puiser de l’eau pour se la jeter malicieusement l’un à l’autre.

En sortant de Ban Song, on traverse une plaine dénudée où la roche apparaît à chaque pas en larges plaques noirâtres. Peu après, le terrain se boise et s’ondule légèrement. Un fort torrent gronde à peu de distance. Il n’avait guère à ce moment qu’un mètre et demi de profondeur, mais le courant en était fort rapide[1]. Le plus âgé des deux petits éléphants se jeta bravement à la nage, tandis que son compagnon, effrayé par le bruit, restait indécis sur la rive. La mère de ce dernier le fit placer contre elle du côté d’amont, de manière à le retenir et le protéger contre la violence des eaux. Le jeune animal appuya ses jambes contre celles de sa mère. Celle-ci s’inclina légèrement, de manière à lui donner un point d’appui, et le fit rouler en quelque sorte de ses jambes de derrière à celles de devant jusqu’à ce que le torrent fût traversé. Au delà, nous entrâmes en pleine forêt, et j’admirai de plus en plus l’intelligence et l’adresse de ces puissants quadrupèdes. Un mot du cornac, un simple geste étaient à l’instant compris d’eux. Tantôt c’était une branche trop basse et nous barrant le passage qu’ils détournaient ou qu’ils arrachaient avec leur trompe, tantôt un détour qu’ils calculaient habilement pour ne pas heurter leur cage à quelque tronc noueux. Puis, quand la route était moins obstruée et demandait une attention moins grande, leur trompe s’en allait cueillir à droite et à gauche quelques jeunes pousses de bambou qu’elle secouait longuement pour détacher la terre adhérente aux racines. L’animal n’était satisfait que quand il n’y restait plus un grain de poussière, et si une motte de terre rebelle s’obstinait à y demeurer, il la plaçait sous son pied et l’enlevait avec une étonnante précision. Il exécutait tous ces mouvements sans ralentir son allure d’une seconde et sans que le cornac pût lui reprocher de sacrifier à sa gourmandise les intérêts du voyageur.

Le terrain s’élevait graduellement et le sentier que nous suivions gravissait parfois de hauts escarpements de roches que j’aurais crus inaccessibles à nos lourdes montures. Là encore elles m’émerveillèrent. Sondant chaque pierre avec leur trompe pour s’assurer de sa solidité avant d’y poser le pied ou le genou, elles n’hésitaient pas à se suspendre au-dessus des profonds ravins qui bordaient la route. En certains moments, je ne pouvais me défendre d’une vive appréhension en voyant ma cage s’incliner au-dessus de ces pentes rapides et rocailleuses, au bas desquelles coulait quelque torrent invisible.

Nous rencontrions parfois quelques éléphants chargés d’ortie de Chine et conduits par des sauvages qui, un arc à la main, utilisaient en chassant leur voyage à travers la forêt. Celle-ci avait été incendiée par places, et transformée en rizières, qu’une forte palissade protégeait contre les excursions des grands quadrupèdes. Ces cultures nous annonçaient le voisinage d’un village kha. Au bout de trois heures de montée, nous étions arrivés sur un plateau où la forêt, moins épaisse et de plus en plus dévastée par le feu, s’entrecoupait de clairières herbeuses. Tout autour de nous surgissaient de nombreux sommets de montagnes que nous n’apercevions que par intervalles. À 5 heures et demie du soir, nous nous arrê-

  1. Le volume d’eau considérable de ce torrent, qui coule entre la montagne isolée de Bathieng et le massif principal, me fait supposer que c’est un des principaux cours d’eau qui forment le Se Compho, affluent important de la rivière d’Attopeu. (Voy. la carte itinéraire no 2, Atlas, 1re  partie, pl. V.)