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Page:Louis Delaporte - Voyage d'exploration en Indo-Chine, tome 1.djvu/276

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VOYAGE À PNOM PENH.

absolu d’initiative d’une race en pleine décadence, l’intérêt qu’ont les mandarins à accroître les relations commerciales avec la ville du gouvernement de laquelle ils dépendent, les rapports soupçonneux qui ne peuvent manquer d’exister entre les gouverneurs cambodgiens du protectorat et les gouverneurs pour Siam des autres provinces cambodgiennes, sont les principaux obstacles au rétablissement du commerce du Grand Lac. Il n’est pas rare, par exemple, de voir des Cambodgiens de l’une ou l’autre frontière, retenus indûment chez leurs voisins : la communauté de race et de langue, les liaisons de parenté qui existent des deux côtés d’une frontière factice, fournissent mille prétextes à ces vexations, dont le but inavoué est d’augmenter les inscrits de la province, et par suite l’impôt.

On voit de quelle importance serait, pour les populations du bassin nord-ouest du Grand Lac, l’unification de pavillon et d’influence sur ses rives. La restitution au Cambodge des provinces de Battambang et d’Angcor représenterait, pour notre colonie de Cochinchine, l’accès à l’une des régions les plus riches de l’Indo-Chine.

À quatre heures du soir, le 29 janvier, au sortir d’un petit bois taillis qui s’étend à l’ouest du mont Bakheng, je débouchais dans la plaine où s’élève la citadelle de Siemréap. C’était le moment de la moisson. Rien de plus riant et de plus animé que le paysage qui s’offre alors au voyageur. Toute la campagne a revêtu une teinte dorée. De nombreux troupeaux de bœufs et de buffles, au milieu desquels folâtrent les nouveau-nés de la saison, diaprent les rizières de taches rouges et noires d’où s’échappe un sourd murmure de grelots. Colosse isolé qui domine toute la création vivante, l’éléphant secoue lentement avec sa trompe la gerbe de riz qu’il vient de glaner dans le champ récolté. Dans le chemin creux qui serpente sur la plaine, passe parfois, avec un bruit étourdissant de clochettes, une légère voiture à bœufs qui éclabousse tout le paysage d’un épais nuage de poussière. Les lourds et lents chars à buffles se croisent partout, rentrant au village le riz qui va être emmagasiné dans les huttes en bambou, lutées de terre glaise, d’où on le retirera au fur et à mesure des besoins. Sur les aires nombreuses disséminées dans les champs, des attelages de buffles piétinent les gerbes, et, après un long et monotone travail, séparent le grain de l’épi. Cadre ravissant de grâce et de fraîcheur, une longue ligne d’arbres à fruit encadre tout ce tableau et cache les toits de chaume éparpillés sous leur ombre. Il n’y a que la végétation des tropiques qui puisse offrir une pareille variété de nuances et de formes : les cimes mobiles des bambous se jouent le long des troncs élancés des palmiers ; parmi ceux-ci, le borassus[1] élève jusqu’aux nues sa roide collerette de feuillage et semble de sa colonne robuste soutenir tout cet édifice de verdure. Le cocotier échevèle ses longs et tremblants rameaux sur le large faîte du tamarinier ; l’aréquier svelte se fait jour à travers l’épais feuillage des manguiers, et sa forme aérienne contraste vivement avec le massif échafaudage du banian qui s’étale à côté. Autour des cases, le papayer balance son léger parasol et un rideau bas et continu de bananiers masque les troncs des pamplemoussiers, des orangers et des jacquiers. La sombre ligne des créneaux de la forteresse vient se des-

  1. Palmier qui fournit du sucre et du vin de palme. Son nom cambodgien est Tenot et son nom annamite Thôt lôt.