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champs avaient besoin de tous les bras. Le gouverneur concluait tranquillement que le plus sage pour nous était d’attendre pendant trois ou quatre mois à Siemlap le retour de la saison sèche !

Cette réponse n’avait rien d’encourageant. M. de Lagrée laissa le gouverneur tranquille et chercha ailleurs le secours qui ne lui venait pas de ce côté ; il sentait bien que les habitants avaient aussi grande hâte de rentrer en possession de leur pagode que nous de la quitter et qu’il y avait là un élément de réussite presque assurée pour ses négociations. Le 21, un petit chef de village vint causer avec lui et lui demander ce qu’il décidait. Le commandant lui répondit qu’il trouvait beaucoup de mauvaise volonté, mais qu’il partirait quand même, dut-il laisser à Siemlap tous ses bagages. Il le pria même d’aller trouver le gouverneur pour lui annoncer cette décision. Les Laotiens ont horreur de toute responsabilité et préféreraient porter un objet à cent lieues pour le remettre en d’autres mains, que d’en demeurer les gardiens pendant huit jours. Aussi l’interlocuteur de M. de Lagrée lui demanda-t-il aussitôt combien il nous fallait de porteurs et quel prix nous consentirions à donner. Le commandant de Lagrée indiqua le chiffre de cinquante porteurs et le prix de deux tchaps par homme (environ 6 francs de notre monnaie) pour porter nos bagages jusqu’à Sop Yong, « embouchure du Yong », village situé au confluent du Nam Yong et du grand fleuve, à 28 ou 30 kilomètres au nord de Siemlap.

Une heure après, le chef revint : il n’avait pas vu le gouverneur, mais il avait tout arrangé avec les autres chefs de village ; nous partirions le lendemain. Le commandant de Lagrée s’était bien gardé de dire que MM. Delaporte et Joubert resteraient encore quelque temps : cela eût fait manquer toute l’affaire. Le lendemain, nouveau contretemps : on vint nous raconter l’histoire habituelle d’un torrent débordé et infranchissable. Le soir, nous nous aperçûmes que ce jour était un jour néfaste, et que c’était là la seule raison qui avait empêché notre départ.

Le 23, au matin, nous pûmes enfin nous mettre en route ; la longue file de nos porteurs s’échelonna sur les flancs d’une colline qui nous séparait du fleuve. Après l’avoir rejoint, nous en remontâmes la rive droite, que recouvre une épaisse forêt. La crue des eaux avait rendu impraticable le sentier habituel tracé sur les berges mêmes : il fallut prendre une route suspendue plus haut sur le flanc des hauteurs qui encaissent le fleuve. Il était question d’un voyage du roi de Muong You à Siemlap, et cette route, qui n’était que peu fréquentée et qui avait presque disparu sous les herbes, venait d’être débroussaillée par les Khas Kouys des environs. Le sentier était donc bien indiqué par de larges abatis, mais le sol était jonché de feuilles épineuses, qui déchiraient les pieds, et semé de tronçons d’arbustes, contre lesquels nos orteils nus se heurtaient douloureusement. Chaque torrent qui traversait la route nous obligeait à faire un énorme détour en pleine forêt, pour aller chercher en amont un passage guéable.

Malgré ces difficultés et les souffrances qui en résultaient, ce trajet dans la forêt nous paraissait préférable au triste séjour de la pagode de Siemlap : la beauté et la puissance du paysage restaient comparables à ce que nous avions vu de plus grandiose, et à travers le rideau de feuilles que la brise soulevait parfois d’un souffle discret, nous apercevions, dans