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de courtes échappées, le Mékong coulant à pleins bords et charriant dans son écume des arbres énormes arrachés à ses rives.

Au bout de deux heures de marche, nous arrivâmes sur les bords d’un torrent à demi desséché, dont le lit de rochers n’était point encombré comme d’ordinaire par la végétation. Les pierres, entre lesquelles suintait un mince filet d’eau, avaient une physionomie étrange : elles étaient blanchâtres et recouvertes d’incrustations salines ; nous touchâmes l’eau : elle était chaude. Les sources de ce singulier ruisseau, au nombre de trois ou quatre, jaillissaient à peu de distance, au pied d’une muraille de rochers : en s’échappant de terre, elles émettaient de nombreuses vapeurs et il n’était pas possible d’y tremper la main ; ce ne fut qu’en prenant les plus grandes précautions pour éviter de me brûler les pieds, que je réussis à plonger un thermomètre au point que je jugeai le plus chaud : l’instrument indiqua une température de 86 degrés centigrades.

Le soir, nous redescendîmes, pour camper, sur les bords du fleuve ; malgré la crue des eaux, nous trouvâmes encore, au sommet d’une berge sablonneuse en pente douce, une place suffisante pour étendre nos couvertures, et nous pûmes éviter ainsi le sol humide de la forêt. Quelques branchages coupés à la hâte nous formèrent un abri, mais les moustiques mirent bon ordre au sommeil que nous espérions trouver.

Le lendemain, à midi, nous arrivâmes à l’embouchure du Nam Yong, grande et belle rivière que nous traversâmes en barque. À une heure, nous étions installés dans la misérable pagode du village de Sop Yong ; elle n’était desservie que par les fidèles eux-mêmes ; la place du bonze était vacante depuis quelques années. Nous prîmes possession de sa chambre.

Le village, composé de quatre maisons, est pittoresquement situé sur la rive droite du Mékong ; le grand fleuve n’a plus ici que 100 à 150 mètres de large, et la rive est formée de roches calcaires à pic, qui s’étagent en assises grimaçantes ; leur base est creusée et blanchie par l’eau rapide. Sop Yong n’était à ce moment qu’à 4 mètres au-dessus du niveau du fleuve, et les habitants nous dirent que les eaux monteraient encore de cette hauteur avant la fin de la crue. Nous payâmes un peu plus de trois cents francs nos porteurs de Siemlap, qui s’en retournèrent enchantés de leur excellente spéculation.

Dans la pagode se trouvaient deux ou trois voyageurs, appartenant aux muongs laotiens, situés à l’ouest de la Salouen[1]. Ils venaient de Tsen Vi et de Tsen Pho, villes dont les noms birmans sont Thibo et Theinny. Ces deux muongs, nous dirent-ils, n’avaient pas de roi en ce moment : ils étaient administrés par des Birmans ; les habitants de race laotienne, qui portent là le nom particulier de Phongs, sont en lutte avec eux. Les Lawas et les Khas Kouys sont très-nombreux dans cette région, où ils forment plusieurs muongs à part. Un grand nombre de Phongs ont, à ce qu’il paraît, combattu du côté des Mahométans du Yun-nan, quand ceux-ci se sont révoltés contre la Chine.

Ces voyageurs Phongs vendaient des feuilles de papier d’or, de l’opium, quelques

  1. Voyez les détails donnés sur ces provinces par M. Yule, Op. cit., p. 297-300. Le mot Tsen doit être sans doute une autre forme du mot Xieng, qui signifie enceinte et par extension « chef-lieu de la province ».