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habitants. Si le pays continuait à offrir de nombreuses traces de dévastation, si çà et là nous rencontrions toujours des maisons ruinées et des villages abandonnés, les cultures témoignaient du moins d’une coquetterie de soins, d’une recherche de précautions qui charmaient les regards.

Malgré les pentes abruptes, l’étroitesse des gorges, les empiétements des torrents, pas un coin du sol n’est perdu. Chaque mamelon s’entoure, de la base au sommet, de gradins circulaires qui retiennent, comme autant de bassins, les eaux distribuées avec art ; la variété de teintes que produisent les diverses cultures, les contrastes, fortement accusés, de lumière et d’ombre que forment les brusques ondulations du terrain, composent un tableau qui séduirait un coloriste. Nous avions quitté le bassin du Pou-kou kiang, et nous suivions les bords d’un torrent qui se jetait dans le Ho-ti kiang, branche principale du fleuve du Tong-king. La route en corniche surplombait à une grande hauteur les eaux bouillonnantes qui écumaient au fond du vallon ; de temps en temps un rocher noirâtre, précipité des hauteurs, était venu interrompre leur cours, et de blanches taches d’écume diapraient çà et là le miroir troublé de l’onde. Au-dessus de nos têtes, une ligne transparente de pins dessinait le sommet des chaînes comme une couronne légère, et rendait au paysage l’aspect sauvage que le travail de l’homme avait presque réussi à lui faire perdre.

La circulation continuait à être très-active ; des convois nombreux d’ânes et de mulets chargés de sel se dirigeaient comme nous vers Yuen-kiang. Dans le sens opposé, nous rencontrions des convois d’huile, d’eau-de-vie de riz, de papier, de faïence, de noix d’arec. Ce dernier produit nous indiquait que nous approchions d’une contrée plus chaude ou d’une vallée plus profonde. La plupart de ces caravanes étaient escortées de soldats.

À chaque détour de la route, on nous racontait une histoire de brigands. Cela n’avait rien que de naturel, vu la quantité de déclassés qu’ont faits les Koui-tse. Un grand nombre d’habitants de cette région se sont réfugiés sur les terres de Luang Prabang, au moment de l’invasion musulmane. Après l’expulsion des Koui-tse, les mandarins chinois ont vainement réclamé du roi de Luang Prabang le retour de leurs administrés. De Ta-lan il y a, dit-on, une route directe conduisant à la vallée du Nam Hou.

Nous traversâmes le torrent sur un pont magnifique, produit de la souscription des villes voisines. Au delà se dressait une pente rapide et rocailleuse, du sommet de laquelle il eût suffi de faire rouler quelques pierres pour nous précipiter tous dans le torrent. Ce lieu, favorable aux embuscades, avait été le théâtre de l’attaque d’un convoi appartenant à Li ta-jen et à Tin ta-jen ; ceux-ci avaient perdu trois cents chevaux ou mulets, et n’avaient eu pour toute compensation que le plaisir de faire pendre cinq des brigands. Au récit de cette aventure, et sur le conseil de notre mandarin d’escorte, nous crûmes devoir charger nos fusils. Au bout d’une heure et demie de l’une des montées les plus rapides que nous ayons eu à gravir, nous jouîmes d’une vue magnifique. À l’ouest, sur une immense étendue, une mer de montagnes accumulait en flots pressés ses croupes sauvages et arides ; à l’est, une haute chaîne dentelait l’horizon. Au pied de ses mornes jaunes et dénudés s’étendaient, tout inondés de lumières, le fleuve et la ville de Yuen kiang, dont on apercevait