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Le gouvernement siamois a profité de cette circonstance pour effectuer la conquête du Laos. Il allait consommer également la destruction complète de l’ancien royaume du Cambodge, lorsque la France est intervenue, et, par l’établissement de son protectorat, s’est ménagé un accès à l’intérieur du pays et a rouvert de ce côté une issue à l’émigration annamite. Mais les agissements postérieurs de notre politique n’ont pas répondu à ces débuts. On a fait au gouvernement siamois des concessions fâcheuses qui ont amoindri notre prestige et compromis l’avenir. J’ai raconté dans le chapitre V de cet ouvrage, comment les Siamois s’étaient emparés, au mépris des traités, des provinces cambodgiennes de Battambang et d’Angcor, et j’ai insisté (p. 240-241) sur les avantages commerciaux que présenterait l’unité de domination sur les rives du Grand Lac. Malheureusement l’ignorance et la précipitation de notre diplomatie ont laissé ratifier une usurpation, qui sera, et qui est déjà, une cause de conflits incessants.

Sous peine de nous discréditer entièrement auprès de populations par lesquelles nous ne devons jamais, dans l’intérêt même de la civilisation, laisser discuter notre supériorité, il faut apporter désormais dans nos relations avec les gouvernements indo-chinois plus d’esprit de suite, une vue plus nette de l’avenir ; il faut renoncer à ces errements funestes qui consistent à remplacer un gouverneur ou un diplomate le jour où ils commencent à connaître le pays où on les a envoyés ; il faut savoir en faire les exécuteurs dociles d’une politique aussi invariable dans son but que réservée dans ses moyens. Il faut enfin que les ministères compétents sachent combiner leurs efforts pour une action commune et que ce qui est une vérité sur la rive droite de la Seine ne passe pas pour un mensonge sur la rive opposée[1].

J’ai déjà fait ressortir, dans le cours de ce travail, le côté oppresseur de la domination siamoise : les monopoles de tout genre, les transactions obligatoires arrêtent partout le développement naturel des pays soumis à Bankok ; la chasse aux esclaves, pratiquée sur une large échelle, amène la décroissance de la population et imprime aux mœurs des habitants un caractère regrettable de brutalité. La législation chinoise qui régit les Annamites est imprégnée au contraire d’un profond esprit démocratique ; la propriété personnelle, niée à Siam, est partout régularisée en An-nam ; l’initiative individuelle, l’agriculture et le commerce sont encouragés dans ce dernier pays, par les institutions les plus libérales. Combattre l’influence abrutissante des Siamois par l’esprit de colonisation et d’entreprise des Annamites qui sert à la fois les intérêts de la France et de la civilisation : telle est la lutte

  1. Le traité qui a cédé d’un trait de plume la moitié du Cambodge aux Siamois, a été conclu malgré l’opposition du gouvernement de Cochinchine. À cette époque, on ignorait au ministère des affaires étrangères qu’au nord des provinces de Battambang et d’Angcor, livrées à Bankok en échange de la reconnaissance de notre protectorat sur le reste du Cambodge, il y avait six autres provinces entièrement cambodgiennes, dont les Siamois n’avaient eu garde d’indiquer l’existence et qui n’avaient point encore leur place marquée sur nos cartes. Ainsi on s’engageait à délimiter des frontières sans connaître le premier mot de la géographie locale ! Admis à m’expliquer, devant S. M. Napoléon III, sur la situation qui nous était faite en Indo-Chine par ce malencontreux traité, je fus interpellé par M.  le marquis de Moustiers, qui en nia formellement l’existence. Il y avait à ce moment trois mois que M. Duchesne de Bellecourt était parti de Paris pour aller en échanger les ratifications à Bankok. Si extraordinaire qu’elle puisse paraître, l’ignorance de M. de Moustiers m’a semblé sincère.