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Tel est le cas des lettrés, et leur titre à la considération publique. Rien de plus juste, du reste, puisqu’ils peuvent seuls, sans craindre les fâcheuses équivoques que commettrait un ignorant, expliquer les lois, lire les ordres de l’empereur, expédier les dépêches, manier sûrement, en un mot, ce pinceau délicat qui fixe si longuement la pensée sur le papier.

Que l’on suppose un instant les caractères latins admis universellement en Chine, et les principaux livres chinois et européens écrits, par ce moyen, en langue mandarine : en quinze jours, l’expérience en a déjà été faite, un enfant apprendrait à lire. Tout un monde d’idées et de sensations nouvelles viendrait éclairer ce peuple, si intelligent et si amoureux de lecture, qui passe aujourd’hui sa vie à épeler. Ce serait comme une traînée de feu parcourant tout l’empire ; et les préjugés invincibles, entretenus aujourd’hui avec tant de soin par certains lettrés, les rancunes, les haines, les mépris accumulés depuis tant d’années contre les étrangers, toutes ces barrières qui font de la nation chinoise un monde si hermétiquement fermé à toute influence extérieure, tomberaient comme par enchantement. Il n’y aurait de comparable à cette grande révolution sociale que celle que la découverte de l’imprimerie opéra jadis en Europe.

Nous croyons que c’est là le premier remède à tenter sur cette civilisation malade, le seul qui puisse la tirer de sa torpeur et de son immobilité, et la mettre en communion avec le reste du monde. Le jour où ce remède sera appliqué sur une grande échelle, la superbe aristocratie des lettrés qui personnifie aujourd’hui la résistance au progrès, et au milieu de laquelle se révèle chaque jour une corruption plus intense, une dissolution plus incurable, perdra tout son prestige, toute son influence.

Une plaie non moins grave de la civilisation chinoise est le manque absolu de vertus militaires. Le Chinois, capable d’un véritable héroïsme dans la vie civile, dur à la souffrance, sans effroi devant la mort, a toujours tenu en singulier mépris la profession des armes. Les soldats ne se recrutent que dans la lie de la population, vivent comme en pays conquis sur le territoire qu’ils sont chargés de défendre et tournent sans cesse le dos à l’ennemi. La liste des lettrés qui ont bravé la mort pour dire la vérité à leurs tyrans, tient une longue place dans l’histoire de la Chine. Les guerriers héros en sont absents. Il ne pouvait en être autrement, si l’on considère l’immense supériorité de cette nation sur toutes celles qui l’entouraient. L’infatuation extrême qui en est résultée pour elle, et le sentiment intime et profond qu’elle était la race par excellence, autour de laquelle toutes les autres étaient condamnées à graviter perpétuellement en vassales, ont endormi toutes ces susceptibilités fécondes que des termes de comparaison plus rapprochés éveillent et entretiennent ailleurs. Les conquêtes mongoles et la conquête tartare n’ont jamais sérieusement menacé l’autonomie effective du pays ! or le sentiment du patriotisme naît de la conscience du danger et les Chinois n’ont jamais eu en réalité à trembler pour leur indépendance. De là cette absence complète de qualités militaires, cet affaissement moral, qui relègue au second plan les plus nobles côtés de l’âme : l’abnégation, le désintéressement, le dévouement, en laissant prédominer l’égoïsme et la cupidité.

Quand les Chinois, mieux éclairés sur le compte des nations de l’Occident, auront conscience de la force et de la supériorité de celles-ci ; que des relations, devenues plus