Page:Lourié - La Philosophie de Tolstoï.djvu/40

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prendre le soldat, c’est-à-dire le paysan russe, et il a honte de lui-même en présence de ces hommes simples ; il veut leur exprimer toute son admiration, toute sa sympathie, mais les mots ne lui viennent pas, et il se borne à s’incliner en silence devant la grandeur inconsciente, devant la fermeté d’âme et l’exquise pudeur des moujiks.

Le soir, seul avec ses pensées, les impressions de la journée repassent dans son souvenir, les visions se succèdent et bouleversent son âme ; tantôt il voit les blessés couverts de sang, les bombes qui éclatent et dont les éclats arrivent jusqu’à lui ; tantôt il voit la douce figure de la sœur de charité qui le panse en pleurant sur son agonie. Le sommeil le fuit et, soudain, il se souvient de son enfance lointaine ; il se met à genoux en joignant les mains, et ce simple geste fait naître en lui un sentiment d’une douceur infinie, depuis longtemps oublié…[1].

Tandis qu’au Caucase Tolstoï vivait en solitaire, à Sébastopol il fut l’âme de la société militaire. Par ses petits contes et ses couplets improvisés, il animait ses compagnons dans les moments les plus difficiles de la guerre. Souvent Tolstoï disparaissait pour un, deux ou même plusieurs jours ; il allait dans la ville avoisinante, Simphéropol, prendre part à quelque orgie. Il en revenait toujours sombre, mécontent de lui-même. L’un de ses anciens camarades d’armes raconte qu’après ses orgies Tolstoï se trouvait toujours très malheureux ; il se considérait presque comme un criminel. « C’était un homme

  1. Souvenirs de Sébastopol.