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LA PHARSALE.


ble des ancêtres ; les hommes empruntent aux filles la parure des vêtements : on fuit la pauvreté, mère féconde des héros : il faut que l’univers entier livre à Rome les trésors qui perdent toute nation. Alors, chacun recule les vastes frontières de son champ : autrefois sillonnées par la pesante charrue de Camille, soulevées par la bêche antique des Curius, les campagnes s’étendent au loin sons des maîtres nouveaux. Ce n’est plus ce peuple, heureux des loisirs de la paix, qui vivait de sa liberté dans le repos des armes. Tous les jours maintenant, de promptes colères et les crimes que la misère enfante : c’est une noble gloire, à gagner par le glaive, que d’être plus que la patrie ; la force est devenue la mesure du droit. De là, le mépris des lois et des plébiscites ; les tribuns et les consuls se disputant la tyrannie : de là, les faisceaux arrachés à prix d’or ; le peuple mettant lui-même sa faveur à l’enchère ; la brigue, si fatale à Rome, renouvelant, chaque année, les luttes vénales du Champ-de-Mars ; la dévorante usure et l’intérêt qui persécute l’échéance ; la confiance ébranlée et la guerre utile au grand nombre.

Déjà César, dans sa course, avait franchi les Alpes glacées, méditant les grands tumultes et la guerre prochaine. Il touche les bords du Rubicon limpide. Voici qu’une grande ombre se dresse devant lui : c’est l’image de la patrie désolée. Elle brille au milieu de la nuit sombre, el sa face est pleine de tristesse : sur sa tête blanche et couronnée de tours, elle a répandu sa chevelure en lambeaux : debout et les bras levés : « Où courez-vous ? » dit-elle d’une voix coupée par les gémissemens ; « soldats, où portez-vous vos enseignes ? Si vous avez des droits, si vous êtes citoyens, arrêtez-vous : ici commence le crime. » Aussitôt la terreur glace le chef ; ses cheveux se hérissent ; défaillant, il ne peut avancer et s’arrête sur la rivage. Il dit bientôt : « Ô toi, dieu du tonnerre, qui de la roche Tarpéienne contemples les murailles de la grande ville ; pénates phrygiens de la race d’Iule, mystérieux asile de Romulus ravi dans les cieux ; Jupiter Latialis, qui habites Albe la haute[1] ; foyers de Vesta, et toi aussi, Rome, que j’invoque comme une des grandes déesses, favorise mes projets. Je ne viens pas te poursuivre, armé d’un fer impie ; c’est moi le vainqueur de la terre et des mers ; c’est moi partout ton soldat, qui te suis encore si tu le permets : celui-là, celui-là seul sera coupable qui m’aura fait ton ennemi. » Il dit, précipite l’heure des combats, et porte à la hâte l’étendard au travers du fleuve bouillonnant. Ainsi, dans les plaines dessertes de l’ardente Libye, le lion voyant de près l’ennemi, s’arrête un instant, incertain, pour rassembler toute sa colère. Mais bientôt il s’est excité en se ballant les flancs, il a dressé sa crinière, et sa vaste gueule a retenti d’un rugissement terrible. Alors, s’il a senti le ja-

  1. Le mont Albin.