Page:Lucie Delarue-Mardrus - El Arab.djvu/145

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
142
El Arab

cader le matin. Les dames, elles, sont dans leurs voitures. Des petites mendiantes circulent des uns aux autres. Une dame, en lui faisant l’aumône, glisse dans la main de la petite un papier tellement plié et replié qu’on ne peut pas le voir. Un seul coup d’œil du côté de ce cavalier. La gamine a compris. Et voilà le rendez-vous donné.

— Toujours chez la couturière grecque !… acheva le chœur des médisantes.


En rentrant le soir dans mon petit yacht, je me sentais singulièrement enrichie au point de vue documentaire.


À la chasse aux harems sur ce cher petit yacht, je connus des Leïlah, des Farida, des Belkis, des Kérimé. Quelques-unes accueillaient mes questions par des soupirs éloquents mais sans paroles ; beaucoup plaignaient, avec sincérité, je crois, la condition des chrétiennes qui promènent aux yeux de tous leurs hommes des visages découverts. « Ça nous est égal hors de la Turquie. Les passants ne sont pas des musulmans, n’est-ce pas ? » (Quel mépris pour les chiens d’infidèles !) Les plus âgées, ayant connu des vicissitudes conjugales déjà presque disparues des mœurs islamiques, exprimaient le vœu, se souvenant de leur jeune temps jaloux, que la polygamie disparût de leur pays. Mais nulle part le vrai cri de révolte en accord avec les événements politiques dont allait sortir, pour finir, la Turquie d’Ataturk. Ces femmes étaient loin de penser que, bien avant le milieu du siècle, elles circuleraient partout en chapeau roumi, voteraient, organiseraient des conférences et des congrès, dirigeraient des revues féministes, pendant que les croyants de leur race seraient condamnés à la casquette à visière qui défend nécessairement les prosternations rituelles et que, du haut des minarets, l’appel à la prière serait fait par un consternant muezzin en chapeau haut-de-forme.