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Constantinople

(Sans parler de la calligraphie arabe remplacée, dans l’écriture turque, par les caractères latins).

En attendant ce grand chambard, si j’ose dire, pour lequel, en 1909, elles étaient si peu prêtes, le train de la vie féminine orientale continuait pour elles comme pour leurs aïeules, nonobstant robes parisiennes, romans à la page et musique de Debussy. Les enfants à élever, l’intérieur à diriger, la toilette à soigner pour éclipser les autres coquettes (à défaut d’yeux masculins à séduire) ; les potins entre harems, les petits cancans des eunuques, les loisirs sans objet, les repos sans fatigues — et leur longue habitude de l’ennui — formaient la trame de leur destin sans que jamais leur nonchalant désir d’autre chose allât plus loin que quelques soupirs.

Quant à celles des classes modestes ou du peuple, leur esprit, vierge de toute culture européenne, était bien loin d’envisager autre chose que l’Islam tel qu’elles le vivaient depuis des générations, et dans lequel elles respiraient bien.

Avec celles-là je ne pouvais pas parler. Je les regardais évoluer au passage dans les rues, et je n’avais droit à rien d’autre.


Je pus surprendre quelque chose de leurs coutumes, pourtant, un certain après-midi de hasard heureux.

Une fois de plus, dans la nuit immense de ses cyprès gigantesques et la sombre poussière accumulée par les siècles sous les pieds des vivants, nous étions allés admirer le cimetière de Scutari. C’est, avec celui d’Eyoub, une des beautés de Constantinople. Majestueuse y est la mort musulmane. Sans aucun de nos colifichets mortuaires, couvertes seulement de belles écritures, les stèles funèbres, presque toujours sans nom, s’y dressent, dans l’ombre, comme une légion de fantômes. On y voit survivre par delà le néant la domination masculine. Chaque stèle mâle porte un turban de pierre. La mort même, pour l’Islam, n’a-t-elle pas un sexe ? Les femmes ne sont pas admises dans le paradis coranique. Elles y seront