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El Arab

pas de jardins en ville. Rien de plus facile que de suppléer à ce manque. Le savetier a simplement bouché sa rue aux deux bouts, vastes toiles rouges et bleues tendues comme des portières, et qu’il faut écarter pour pénétrer en pleine réjouissance. Que le trafic en soit interrompu pendant des heures, personne n’y trouve à redire. L’usage est là qui fait force de loi.

Constituée ainsi, la salle des fêtes à ciel ouvert regorge de masculin. N’importe quel musulman peut y entrer. N’importe quels étrangers aussi, puisque nous y sommes.

Sitôt notre apparition, le père de la mariée a bousculé tout son monde pour nous faire asseoir à la meilleure place, nous a pourvus de friandises, cigarettes et breuvages sucrés. Et maintenant, comme le reste de la réunion, nous attendons que le concert commence.

Sur la même estrade et le même banc ajouré que ceux de la solennité funèbre de l’autre soir sont installés les musiciens, orchestre de ôuds, kamangâs, flûtes et daraboukkas que soutiendra le psaltérion, harpe horizontale. Un des plus célèbres chanteurs du Caire, Abdul-Haï, promis qu’il viendrait de bonne heure se faire entendre, accompagné par ces instruments.

Abdul-Haï chez un simple petit commerçant, c’est le grand événement du quartier. Voilà qui prouve que, pour marier sa fille, on sait faire royalement les choses. Car un chanteur en vogue, tout le monde sait ce que cela peut coûter.

Les grands chanteurs et les grandes chanteuses, en Égypte, sont un monde à part, un monde privilégié qui peut tout se permettre sans crainte d’aucune sorte de disgrâce. Je savais déjà par Ouassîla, depuis Carthage, ce qu’étaient les caprices de la corporation. Je ne me doutais pourtant pas de l’audace de ces caprices, quelque-fois. On se racontait au Caire l’histoire de Cheikh Ismaïl, le favori des princes, le rossignol au plutôt le bulbul dont ils ne pouvaient se passer.

Payé d’avance, comme il se doit, pour charmer la fête donnée dans un des plus riches palais musulmans de la