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Le Caire

ville, ayant touché dix mille francs, peut-être, pour cette soirée dont il était l’attraction principale, on constate, l’heure venue, que Cheikh Ismaïl n’est pas là.

Patience ! On sait ce que c’est qu’un chanteur comme lui ! Mais le temps passe et les invités attendent toujours. On envoie chez le bulbul. Le bulbul n’y est pas. Peut-être sera-t-il dans un des trois ou quatre domiciles qu’il possède (encore une habitude des chanteurs). Les émissaires reviennent consternés. Aucune nouvelle, nulle part, de Cheikh Ismaïl.

… Vers la fin de la nuit on le retrouva dans le Vieux Caire, qui rôdait tout seul au clair de lune. « Mon âme n’avait pas envie de chanter ce soir », répondit-il quand on l’interrogea. Mais les dix mille francs restèrent dans sa bourse.


Les raisons d’être en retard d’Abdul-Haï, ce soir, n’étaient certainement pas de cet ordre. On le savait extrêmement intéressé. Sans doute réfléchissait-il après coup que le prix fait au savetier et déjà perçu, n’était pas assez élevé. La soirée s’avançait, on attendait toujours.

Quand il parut enfin sur l’estrade, un ah ! unanime monta vers lui comme une marée. Indifférent, insolent, il se fit servir un café, fuma sa cigarette en regardant ailleurs, croqua quelques sucreries. Le public frémissait. Enfin il prit son oûd et le plaça dans le losange de ses jambes repliées sous lui. De nouveau salué par une clameur délirante, il joua trois notes du prélude ordonné par les canons de la musique égyptienne avant n’importe quel chant… et laissa retomber son oûd. Tourné vers l’orchestre, nous montrant son dos, il entamait une conversation avec les musiciens.

Ce petit manège se renouvela quelques instants plus tard. Puis il reprit le oûd, puis le laissa pour un verre de sirop. On espérait toujours sa voix, qu’il ne voulait pas donner. Jamais je ne vis plus cruel jeu de chat avec sa souris pantelante.


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