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Le Caire

nous invitait donc à voir se développer dans la cour de son palais les dix-sept cérémonies du Mouled nocturne.

Il voulut auparavant nous recevoir à déjeuner.

Depuis l’Afrique Mineure je n’avais plus pris aucun repas à l’arabe. Celui-ci nous fut servi sur un immense plateau de cuivre ciselé, dans une des somptueuses salles d’un palais ancien de pur style sarrasin. Nous y étions les seuls convives. Le Saïed, tout en conversant avec animation dans un français assez pur, laissait, en avançant le bras pour prendre sa bouchée à même le plat, traîner sa belle manche pâle dans toutes les sauces. Il était heureux de nous poser cent questions sur la France où jamais il n’était allé, principalement sur Paris. Quand c’était moi qui lui répondais, son regard se détournait. Il frappait l’air deux fois de sa main droite descendue vers sa hanche en scandant : « Bah ! Dah ! » deux mots qui ne sont pas des mots arabes, mais une formule cabalistique contre les démons. Au beau milieu d’une phrase ces deux syllabes éclataient, ou bien, au contraire, n’étaient que chuchotées, mais toujours accompagnées du même geste. S’adressant à mon mari, par exemple : « Ya hâowaga, pensez-vous — bah ! dah ! — que si j’allais à Paris j’y serais bien reçu ? » D’autres fois il ne disait que « bah ! » tout seul. « J’espère bien ne pas mourir, — bah ! — sans aller en France. » Au plus profond d’un silence qui venait de tomber, il nous faisait sursauter. « Bah ! Dah ! » jetait-il avec force.

Vers le milieu de ce déjeuner sans boire, J. C. Mardrus demanda s’il ne serait pas possible de lui faire apporter un siphon d’eau de Seltz, dont il avait l’habitude. Le Saïed appela son serviteur, le seul que nous eussions vu, du reste, et lui donna l’ordre d’aller immédiatement chez le Grec (c’est-à-dire l’épicier) chercher un siphon désiré, lequel, à l’époque, représentait une dépense de deux sous, exactement. Mais le reste du déjeuner devait être mangé sans qu’on vît réapparaître le serviteur. Au moment de nous lever seulement, on le vit, silencieux, se dessiner tout à coup dans le rectangle de la portes silhouette immobile. Au regard courroucé de son maître il répondit