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Tunis

Allait-il vraiment oser, celui-là, déclarer comme les autres qu’il était un opprimé ?

Certes !

Dès qu’il nous aperçut : « Ana mazloûme !… » gronda-t-il sans bouger de sa place.

Question :

— Et pourquoi es-tu un opprimé ?

Réponse :

— Parce que mon frère est mort.

J’étais un matin à l’hôpital Sadîki, beau comme une belle mosquée avec ses fines colonnes, ses arcs outrepassés à raies noires et blanches, institution française réservée aux Arabes.

Le chirurgien chef, un Parisien, a pensé qu’il serait intéressant pour moi d’observer la réaction musulmane devant son scalpel.

Après avoir vu chloroformer deux pauvres types pleins de terreur et de résignation, je vis entrer, calfeutrée dans ses longs voilages noirs, une jeune fille de bonne maison à laquelle il fallait enlever les amygdales.

Sortir du harem pour se voir dans un endroit pareil, devoir retirer son voile de visage devant un homme, subir une opération jugée effrayante, le tout ne faisait plus pour elle qu’une unique catastrophe. Que de temps et de patience pour la décider ! Dissimulée dans un coin, je suivais ses mimiques désespérées avec une pitié qui ne servait à rien. Cocaïnée, elle ne souffrit pas. Mais, à la vue du sang qui lui sortait de la bouche, elle se mit à pousser des hurlements d’égorgée. Or, m’étant avancée pour essayer de la réconforter de mon mieux par gestes à défaut de pouvoir lui parler, je vis dans son regard la plus ardente curiosité se juxtaposer à sa terreur convulsive. Ses yeux examinèrent un à un les boutons de ma veste de velours avec une avidité sans contrôle, malgré les larmes qu’elle continuait à verser, malgré les spasmes