d’en avoir alors si peu souffert. Il vaudrait mieux dire pas souffert du tout.
Les repas qu’on nous servait n’avaient d’à peu près possible qu’une soupe de chien chaque soir engloutie avec un appétit joyeux. Le reste n’était que gibiers brûlés, œufs amers, légumes à moitié crus. Les chambres que nous occupions, petites et primitives, moisissaient dans l’humidité que ne cessait d’exhaler la forêt universelle. Rien de tout cela n’importait. Seuls importaient nos chevaux et les hasards de chaque journée.
De quoi se plaindre au milieu des décors les plus beaux, des épisodes les plus inattendus ? Je m’amuse et m’étonne encore à l’heure qu’il est d’avoir vu J. C Mardrus, au cours de plusieurs semaines de Kroumirie, rendre la justice sous un chêne, exactement comme le roi Saint-Louis. Certes, il n’avait pas cherché cette royale attitude. La force de sa réputation seule en était responsable. Sans même s’être donné le mot, les tribus kroumires avaient pris l’habitude de ne s’en référer de leurs différends compliqués qu’au seul chef choisi par leur sûr instinct.
Au débouché du sentier qui nous éloigne du village, un vieillard se détache de la petite foule masculine et bigarrée qui le suit. Il s’élance avec toutes sortes de saluts vers J. C. M., baise son étrier et le supplie de venir s’asseoir sous le chêne. Pour moi qui ne suis que « la mara », la femme, il s’agit seulement de ne pas avoir l’air de me voir.
Nous nous installons à l’ombre, grande comme une île, du zéen magnifique qui devient du même coup salle de tribunal.
— Qu’y a-t-il ?… interroge le suprême juge, mon mari.
— Ya Sidi, répond le vieillard, depuis hier soir la jument a disparu.
Là-dessus tous les autres se mettent à parler à la fois. C’est « l’histoire arabe » dans toute sa confusion, dans toute sa prolixité, dans tous ses gestes véhéments et drapés.