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IX
INTRODUCTION ET NOTICE.

Je ne puis me décider à voir dans l’homme qui a écrit ces lignes honnêtes et sensées un railleur systématique, résolu à ne regarder que le côté ridicule et misérable des pensées comme des actions humaines.

Un fait capital, dont on doit également tenir compte, pour bien apprécier l’esprit philosophique de Lucien, c’est l’état où se trouvait le monde païen au IIe et au IIIe siècle de notre ère. La vieille société tombait en ruine : on ne croyait, plus aux divinités de l’Olympe, et la philosophie n’était plus assez respectée ni assez respectable pour suppléer à la religion. Les mœurs publiques, que commençaient à peine à régénérer dans quelques parties de l’empire les doctrines réparatrices et vivifiantes du christianisme, étaient arrivées au dernier période de dissolution et d’impudeur. Vieillards sans dignité, effrontés chercheurs d’héritages, foule tout à la fois superstitieuse et incrédule, flatteurs et parasites vendant leur liberté pour une place à la table des riches, rhéteurs ignorants et bavards, puis, par-dessus tout, une masse d’esprits flottants, irrésolus, livrés à l’indifférence, cette maladie mortelle des époques où manquent l’émulation vertueuse, le désir généreux de bien faire et la fermeté des convictions, tel était le monde qui s’étalait sous le regard observateur de Lucien.

Quels philosophes pouvait produire cette société abâtardie, dégénérée, sans cœur, sans foi, sans esprit ? Voltaire, ce Lucien des temps, modernes, va nous le dire[1] : « Quels étaient les philosophes que Lucien livrait à la risée publique ? C’était la lie du genre humain ; c’étaient des gueux incapables d’une profession utile, des gens ressemblant parfaitement au Pauvre diable dont on nous a fait une description aussi vraie que comique, qui ne savent s’ils porteront la livrée ou s’ils feront l’Almanach de l’Année merveilleuse ; s’ils travailleront à un journal ou aux grands chemins ; s’ils se, feront soldats ou prêtres, et qui, en attendant, vont dans les cafés dire leur avis sur la pièce nouvelle, sur Dieu, sur l’être en général, et sur les modes de l’être ; puis vous empruntent

  1. Dict. philosophique, art. Philosophie.