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LES SECTES À L’ENCAN.

Le marchand. Il n’est pas facile de répondre à ta question, et je ne sais pas trop ce que je dois dire pour recouvrer mon fils : par Jupiter ! réponds pour moi, et sauve-le vite, de peur que le crocodile ne l’avale avant ta réponse.

Chrysippe. Sois tranquille. Je t’en apprendrai d’autres bien plus admirables.

Le marchand. Lesquels ?

Chrysippe. Le Moissonnant, le Dominant, l’Électre qui les vaut tous, et le Voilé.

Le marchand. Qu’est-ce que ce Voilé et cette Électre ?

Chrysippe. C’est la fameuse Électre, fille d’Agamemnon, qui, en même temps, sait une chose et ne la sait pas. Quand Oreste se présente inconnu devant elle, elle sait qu’Oreste est son frère, mais elle ne sait pas que cet inconnu est Oreste. Voici maintenant le Voilé : tu vas entendre là une invention admirable. Réponds-moi. Connais-tu ton père ?

Le marchand. Oui.

Chrysippe. Eh bien ! Si, en te présentant un homme voilé, je te disais : « Connais-tu cet homme ? » que répondrais-tu ?

Le marchand. Je ne le connais pas.

[23] Chrysippe. Cependant cet homme voilé était ton père, donc, si tu as dit ne le pas connaître, il est clair que tu ne connais pas ton père.

Le marchand. Pas du tout : je n’ai qu’à lui ôter son voile, je saurai bien ce qui en est. Enfin quel est début de ta sagesse, ou que feras-tu quand tu seras arrivé au sommet de la Vertu ?

Chrysippe. Je posséderai alors les premiers dons de la nature, je veux dire la richesse, la santé, et autres choses semblables. Mais, avant d’y arriver, il faut beaucoup travailler, coller ses yeux sur de gros volumes d’une écriture très-fine, entasser les scolies, se farcir de solécismes et de termes absurdes ; mais le point capital, c’est qu’il n’est pas possible de devenir sage, si l’on n’a pas pris trois fois de suite de l’ellébore[1].

Le marchand. Voilà de beaux principes et dignes d’un grand cœur ! Pourtant être un Gniphon, un usurier (car je sais que c’est aussi là une de tes qualités), est-ce bien digne d’un homme qui a bu de l’ellébore, et de parfaite vertu ?

Chrysippe. Oui. Seul, le sage a le droit de prêter à usure, puisque seul il fait des syllogismes ; car prêter à usure et calculer les intérêts, c’est à peu près la même chose que de faire des syllogismes ; et l’un, comme l’autre, appartient exclusive-

  1. Voy. Aulu-Gelle, Nuits attiques, XVII, chap. xv.