Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome I, 1866.djvu/282

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je le croyais parfois l'égal des dieux. J'enviais son bonheur, en apercevant la fleur de sa pourpre, sa suite nombreuse, son or, ses coupes chargées de pierreries, ses lits soutenus sur des pieds d'argent ; l'odeur des plats préparés pour ses repas me faisait mal ; en un mot, je le trouvais au-dessus de l'homme, trois fois heureux, plus beau que les astres et plus grand qu'eux de toute une coudée royale (12), lorsque enivré de sa fortune, marchant d'un pas majestueux, la tête renversée, il inspirait le respect à tous ceux qu'il rencontrait sur son passage. Il mourut : ce ne fut plus pour moi qu'un objet de risée, un être dépouillé de son faste, et je ne pus m'empêcher de rire de ma sotte admiration pour un coquin, dont je mesurais le bonheur à l'odeur de sa cuisine et à sa robe teinte du sang d'un coquillage des mers de Laconie (13). 17. Ce n'était rien pourtant. Lorsque j'ai vu l'usurier Gniphon se lamenter, se repentir, avec amertume de n'avoir pas joui de ses richesses, et d'être mort sans y avoir goûté, contraint de les laisser au débauché Rhodocharès, son plus proche parent et son héritier immédiat suivant la loi, je n'ai pu mettre de bornes à mes éclats de rire, en me rappelant surtout la figure pâle et crasseuse, le front chargé de soucis de ce vieux fou, qui, riche seulement du bout des doigts, comptait les talents et les myriades (14) amassés obole à obole, que va répandre à profusion le fortuné Rhodocharès. Mais pourquoi ne partons-nous pas ? Pendant la traversée, nous rirons de reste en les voyant pleurer.

Clotho

Monte ; le batelier va lever l'ancre.

18.

Charon

Hé ! l'ami, où vas-tu ? Ma barque est pleine. Reste ici : demain matin nous te passerons.

Micylle

Charon, ce n'est pas juste de laisser sur la rive un mort qui commence à sentir. Sois sûr que je te citerai au tribunal de Rhadamanthe, pour avoir violé la loi. Quel malheur ! 18. Ils sont partis ! On me laisse là tout seul. Mais pourquoi ne pas nager après eux ? Je n'ai pas peur de manquer de force et de me noyer, puisque je suis mort. Aussi bien je n'ai pas une obole à donner pour le péage.

Clotho

Qu'est-ce donc ? Halte-là, Mycylle, il, n'est pas permis de traverser de la sorte.

Micylle