Bon ! j'arriverai plus vite que vous.
Non pas. Approchons-nous plutôt pour le prendre avec nous ; et toi, Mercure, tends-lui la main pour monter.
19.
Mais où s'assiéra-t-il ? Tout est plein, comme tu vois.
Sur les épaules du tyran, ma foi !
Excellente idée, Mercure ! Monte, et éreinte-nous ce scélérat. Et nous, bon voyage !
Dis-moi, Charon, à te parler franchement, je n'ai pas une obole à te donner pour mon passage. Je n'ai absolument que cette besace et ce bâton. Seulement, si tu veux que je vide la sentine ou que je rame, je suis prêt. Tu n'auras pas à te plaindre, pourvu que tu me donnes une rame commode et solide.
Rame donc ! je me contenterai de ce payement.
Ne faut-il pas aussi chanter une chanson de rameurs ?
Oui, par Jupiter ! si tu en sais quelqu'une bonne pour des marins.
J'en sais plusieurs, Charon. Mais écoute, ils nous répondent par des gémissements ; ce vacarme va troubler notre chanson.
20.
Ah ! mes richesses !
Ah ! mes campagnes !
Ah ! ah ! quelle maison j'ai quittée !
Que de talents j'ai laissés à mon héritier qui les dépensera !
Hélas ! hélas ! mes petits enfants !
Qui vendangera les vignes que j'ai plantées l'année dernière ?
Et toi, Micylle, tu ne regrettes rien ? Il n'est cependant pas permis de passer sans répandre des larmes.
Ma foi ! je n'ai aucun sujet de me désoler avec une traversée aussi belle.
N'importe, il faut bien un peu pleurer afin de ne pas déroger à la coutume.
Je vais pleurer, Mercure, pour te faire plaisir. Ah ! mes cuirs ! ah ! mes vieux souliers ! ah ! mes savates pourries ! Désormais, infortuné, je ne resterai plus à jeun jusqu'au soir : je ne passerai plus l'hiver sans chaussures ; je ne courrai plus les rues à demi nu et claquant des dents. Qui donc aura mon tranchet et mon alêne ? Mais c'est assez pleuré ; nous voici tout à l'heure à l'autre bord.