Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome I, 1866.djvu/451

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notre vaisseau s’arrête avec quelque peine, au moment même où nous allions être engloutis. Nous allongeons la tête pour regarder dans l’abîme : c’était une profondeur de plus de mille stades, terrible, effrayante ; l’eau se tenait droite, comme coupée en deux morceaux. En regardant autour de nous, nous apercevons sur la droite, à peu de distance, un pont formé par l’eau, et qui, joignant les deux bords, faisait communiquer chacune des deux mers avec l’autre. Nous virons de ce côté, et, forçant de rames, nous parvenons, avec bien de la peine, à traverser le pont, contre toute attente.

44. À partir de là, nous entrons dans une mer fort calme, et nous arrivons à une île peu considérable, mais d’un abord facile ; elle était habitée par des hommes sauvages nommés Bucéphales, qui avaient le front armé de cornes, et tels qu’on représente le Minotaure. Nous y descendons pour faire de l’eau et rafraîchir, s’il était possible, nos vivres, qui commençaient à nous manquer. Nous trouvons de l’eau tout près du rivage, mais nous ne voyons pas autre chose ; nous entendons seulement un grand mugissement à peu de distance. Persuadés que c’était un troupeau de bœufs, nous faisons quelques pas en avant, et nous rencontrons les hommes dont j’ai parlé. Dès qu’ils nous aperçoivent, ils se mettent à notre poursuite, et prennent trois ie nos compagnons : le reste de notre troupe s’enfuit vers la mer. Là, nous prenons nos armes, résolus de venger nos camarades ; nous tombons sur les Bucéphales, qui déjà se partageaient les chairs de leurs prisonniers ; nous les effrayons, et, nous mettant à leur poursuite, nous en tuons une cinquantaine, nous en prenons deux vivants, et nous retournons au rivage avec nos captifs. Cependant nous n’avions pas trouvé de vivres ; plusieurs d’entre nous voulaient qu’on égorgeât les hommes que nous avions pris. Je ne fus point de cet avis ; je les fis entraîner et garder à vue, jusqu’à ce qu’il nous arrivât des envoyés des Bucéphales, pour traiter de leur rançon. Nous voyions, en effet, que ceux-ci nous faisaient des signes, et nous les entendions produire une espèce de mugissement plaintif qui ressemblait à une prière. La rançon fut un grand nombre de fromages, des poissons secs, des oignons et quatre cerfs, faits de telle sorte qu’ils n’ont que trois pieds, deux de derrière et ceux de devant réunis en un seul. À ce prix, nous rendons les captifs, et, après être demeurés encore un jour dans l’île, nous reprenons notre voyage.