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Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome I, 1866.djvu/54

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NIGRINUS OU LE PORTRAIT D’UN PHILOSOPHE.
des hommes ; les unes m’amusent et me font rire, les autres m’apprennent à éprouver l’énergie de l’âme humaine.

[19] Car, s’il est permis de faire l’éloge des vices, sache bien qu’il n’y a point pour la vertu d’exercice plus grand ni pour l’âme d’épreuve plus décisive que cette ville, et la manière dont on y vit. Ce n’est pas peu de chose, en effet, que de résister à tant de désirs, à tant de charmes, qui de toutes parts séduisent et ravissent les yeux et les oreilles. Il faut absolument, à l’exemple d’Ulysse[1], passer outre sans se faire attacher les mains ni se boucher les oreilles avec de la cire, ce serait une lâcheté, mais écouter librement et répondre par le dédain.

[20] Pour admirer la philosophie, il n’y a qu’à lui comparer la folie des hommes : pour mépriser les biens de la fortune, il n’y a qu’à voir que ce monde est une scène, une pièce à mille acteurs, où l’esclave devient maître, le riche pauvre, le pauvre satrape ou roi, celui-ci ami, celui-là ennemi, cet autre exilé. Mais ce qu’il y a de plus singulier, c’est que la fortune a beau attester elle-même, qu’elle se fait un jeu des affaires humaines, et que rien n’est durable, les hommes ne cessent d’avoir les yeux sur elle ; ils désirent la richesse et la puissance, et se bercent tous d’espérances qui ne se réaliseront jamais.

[21] Quant à ce que j’ai dit, qui prêtait à l’amusement et au rire, je vais en parler maintenant. Comment ne pas trouver ridicules ces riches, qui étalent leur robe de pourpre, allongent leurs doigts et font cent sottises pareilles ? Le plus plaisant, c’est lorsqu’ils saluent les passants par la voix d’un autre[2], et qu’ils veulent que l’on ait en haute estime un seul de leurs regards. D’autres, encore plus fiers, souffrent qu’on les adore, non pas de loin, comme chez les Perses ; il faut s’approcher d’eux, s’incliner, s’humilier l’âme, prendre une attitude qui indique cette humilité intérieure, puis leur baiser la poitrine ou la main droite : honneur qui excite l’envie et l’admiration de ceux qui n’y peuvent prétendre ; le patron cependant est là debout, se prêtant assez longtemps à ces perfides caresses. Je leur sais gré du moins de leur impolitesse à ne point nous admettre à leur baiser la bouche.

[22] Mais les clients, qui les suivent partout pour leur faire la cour, sont encore plus ridicules. Ils se lèvent au milieu de la

  1. Odyssée, XII, au commencement. Cf. Apollonius de Rhodes, Argonautiques, IV. v. 892 ; Ovide, Ars amator., III, v. 311 ; Claudien, Pièces fugitives, lx ; Martial, III, Ep. LXIV.
  2. Allusion aux esclaves nomenclateurs.