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TIMON OU LE MISANTHROPE.

d’or par les brigands ; et cela, quand tu avais un foudre de dix coudées à la main droite. Quand cesseras-tu, dieu étonnant, de surveiller le monde avec autant de négligence ? Quand puniras-tu ces excès d’impiété ? Que de Phaéthons et de Deucalions il faudrait opposer à ce débordement d’insolence[1] !

[5] Mais laissons de côté les affaires générales ; parlons des miennes : après avoir fait monter sur le pinacle une foule d’Athéniens, les avoir élevés de la pauvreté à la richesse, secouru tous ceux qui étaient dans l’indigence, répandu avec profusion mes trésors sur mes amis, me voilà devenu pauvre, et l’on ne me connaît plus, et je n’ai pas même un regard de ceux qui, courbés et rampants devant moi, attendaient en suspens un signe de ma tête. Si, par hasard, je les rencontre sur ma route, il semble qu’ils aperçoivent la colonne de quelque antique tombeau renversé par le temps ; ils passent sans lire ; d’autres, me voyant de loin, prennent une autre route, pour ne pas avoir sous les yeux un spectacle désagréable et de mauvais augure, eux qui, la veille, m’appelaient leur sauveur et leur bienfaiteur.

[6] Telle est l’infortune qui m’a confiné dans ce désert : revêtu d’une peau de bête, j’y travaille à la terre, au prix de quatre oboles, philosophant dans cette solitude avec une pioche. J’ai du moins l’avantage de ne plus voir les méchants jouir d’un bonheur qu’ils ne méritent pas ; car c’est là le comble des maux. Allons, fils de Saturne et de Rhée, secoue ce sommeil profond, agréable, plus long que celui d’Épiménide ; souffle sur ta foudre, rallume-la aux feux de l’Etna, produis une grande flamme, montre une colère digne d’un Jupiter jeune et vigoureux, et donne un démenti aux fables que les Crétois débitent sur toi et sur ta tombe[2].

[7] Jupiter. Quel est donc, Mercure, ce criailleur qui est là dans l’Attique, près de l’Hymette, au pied de la montagne ? Il est tout crasseux, hâlé, couvert d’une peau de chèvre ! Il m’a l’air de fouiller la terre : c’est un rude bavard… Et impudent !… C’est sans doute un philosophe, car nul autre n’oserait tenir contre nous des discours si impies.

Mercure. Que dites-vous, mon père ? Vous ne reconnaissez pas Timon, fils d’Echécratide, du bourg de Colytte ? C’est cet

  1. Comparez avec Martial, Ép. lv du livre V.
  2. On prétend qu’il y avait sur le tombeau de Minos : Μινῶος τοῦ Διὸς τάφος et que le premier mot ayant été effacé, il n’y resta plus que les trois derniers, qui signifient : Tombeau de Jupiter. De là les prétentions des Crétois et les moqueries de Lucien.