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TIMON OU LE MISANTHROPE.

peine à voir un objet aussi petit, aussi imperceptible : les honnêtes gens, en effet, sont en minorité ; les coquins, au contraire, sont maîtres de tout dans les villes ; aussi n’est-il pas étonnant qu’errant à l’aventure, je tombe aisément dans leurs filets.

Mercure. Mais comment se fait-il que, quand tu les abandonnes, tu fuies si facilement, puisque tu ne sais pas le chemin ?

Plutus. C’est que j’ai la vue perçante et de bons pieds, dès qu’il s’agit de prendre la fuite.

[26] Mercure. Réponds-moi donc encore à cette question : comment se fait-il qu’étant aveugle, c’est un point convenu, et de plus boiteux et pâle, tu aies tant d’amoureux ? Tout le monde a les yeux sur toi, tous s’estiment heureux de te posséder ; s’ils te perdent, ils ne peuvent plus supporter la vie. J’en sais même beaucoup que cette passion malheureuse a portés à se précipiter dans la mer aux énormes baleines, du haut des rochers escarpés[1], et cela, parce qu’ils se croyaient dédaignés par toi et n’avaient jamais obtenu un seul de tes regards. Du reste, tu avoueras toi même, j’en suis sûr, pour peu que tu te connaisses, qu’il faut être fou comme un Corybante pour t’aimer avec tant d’extravagance.

[27] Plutus. Crois-tu que ces gens-là me voient tel que je suis, boiteux, aveugle, et plein d’autres difformités ?

Mercure. Assurément, Plutus, à moins qu’ils ne soient tous aveugles comme toi.

Plutus. Non, mon cher, ils ne sont pas aveugles ; mais l’ignorance et l’erreur, ces reines du monde, leur mettent un voile sur les yeux ; d’ailleurs, pour ne pas leur paraître laid, je me couvre d’un masque charmant, orné d’or et de pierreries, je me revêts d’habits aux mille couleurs et parais ainsi devant eux. Ils s’imaginent alors que cette beauté est réelle, se passionnent pour moi, et meurent de ne pouvoir m’obtenir. Cependant si l’on me mettait à nu en leur présence, il est évident qu’ils rougiraient d’avoir eu les yeux fascinés, et de s’être épris pour un objet si disgracieux et si difforme.

[28] Mercure. Quoi donc ? lorsque, devenus riches, ils se sont masqué le visage, peuvent-ils encore se laisser tromper, eux qui se feraient plutôt enlever la tête que le masque qui la couvre ? On ne peut croire qu’ils ignorent que tes beaux dehors sont fardés, puisqu’ils voient le fond des choses.

  1. Allusion à des vers de Théognis, dont en trouvera le texte dans le tome III, p. 13 de la Collection du poètes grecs de Boissonade.