Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome II, 1866.djvu/12

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de beauté qu’on ne saurait trouver dans une statue, bien que tu aies réuni toutes les autres.

Lycinus. Lequel ?

Polystrate. Ce n’est pas le moins intéressant, mon doux ami, à moins que le coloris propre à chaque partie ne te paraisse contribuer en rien à la beauté, et qu’il soit inutile de peindre en noir ce qui doit être noir, en blanc ce qui doit être blanc, d’animer certains tons par l’incarnat, et ainsi du reste. Notre ouvrage court grand risque de pécher par le point essentiel.

Lycinus. Comment nous le procurer, si ce n’est en invoquant le secours des peintres qui se sont le plus distingués par le mélange habile des couleurs et par leur emploi judicieux ? Appelons donc ici Polygnote, Euphranor, Apelle, Aétion : ils se partageront la besogne ; Euphranor peindra la chevelure comme celle qu’il a donnée à sa Junon ; Polygnote nous dessinera des sourcils gracieux et colorera les joues de la nuance qui anime celles de sa Cassandre, qu’on voit à Delphes dans la Lesché[1] ; il lui donnera ce vêtement fin et léger, dont une partie se relève avec grâce, tandis que l’autre flotte au gré des zéphyrs. Le corps demande le pinceau d’Apelle, dans sa Pacate[2] ; la blancheur éclatante en sera relevée par une teinte chaude et vivante : les lèvres seront celles de la Roxane d’Aétion[3].

[8]Mais faisons mieux : prenons le plus habile des peintres, Homère, qui ne le cède ni à Euphranor ni à Apelle, et demandons-lui le coloris qu’il a répandu sur les cuisses de Ménélas quand il les a comparées à un ivoire légèrement teint de pourpre[4] : il colorera ainsi tout notre tableau ; c’est encore lui qui peindra les yeux de notre belle et les fera à fleur de tête[5]. Le poëte de Thèbes[6], mettant aussi la main à l’œuvre, lui donnera des paupières couleur de violette[7] ; puis Homère représentera son doux sourire, ses bras blancs et ses doigts de rose[8] ; en un

  1. Lieu public, où l’on s’assemblait pour converser, du mot λέσγη, causerie.
  2. « Maîtresse d’Alexandre. Élien l’appelle Pancaste, Hist. div., XII, xxxiv. Pline l’appelle Campaspe, XXXV, p. 629. Apelle, en la peignant, en devint amoureux, et Alexandre eut la générosité de la lui céder. » Belin de Ballu.
  3. Voy. Hérodote ou Aétion, 4 et 5.
  4. Iliade, IV, v. 140.
  5. Βοῶπις, à l’œil de bœuf, épithète homérique de Junon.
  6. Pindare.
  7. Ίοβλέφαρον, Olymp., VI, v. 51. Plusieurs éditeurs de Pindare, notamment M. Boissonnade, impriment ἰοβόστρυχον.
  8. Φιλομμειδήσ, qui aime à sourire ; λευκώλενοσ, aux bras blancs ; ῥοδοδάκτυλος, aux doigts de rose, se rencontrent fréquemment dans Homère.