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Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome II, 1866.djvu/168

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OU LES JUGEMENTS.

posés. « Alors, dit l’Ivresse, qu’elle parle d’abord pour moi, et ensuite elle parlera pour elle. »

La Justice. C’est du neuf ! N’importe : parle, Académie, et plaide les deux causes, puisque c’est une chose qui t’est si facile[1].

[16] L’Académie. Écoutez, juges, en premier lieu, ce que j’ai à vous dire en faveur de l’Ivresse ; c’est pour elle que l’eau coule, en ce moment. La malheureuse a éprouvé de ma part, moi, Académie, un grave préjudice, en se voyant privée de son unique, de son fidèle, de son dévoué serviteur, ce Palémon que vous savez, et qui l’aimait au point de ne pas regarder comme honteuses les actions qu’elle faisait. Chaque jour, on le voyait étaler sa débauche en pleine agora, suivi de joueuses de flûte, et chantant du matin au soir, toujours ivre, toujours alourdi par le vin, la tête couronnée de fleurs. J’en prends à témoin tous les Athéniens : jamais personne n’a vu Palémon à jeun : Un jour que l’infortuné se divertissait à la porte de l’Académie, comme il le faisait à celle de tout le monde, l’Académie vient le prendre de force, l’arrache des mains de l’Ivresse, en fait son esclave, le force à boire de l’eau, lui apprend à se passer de vin, lui enlève ses couronnes, et, au lieu de lui montrer à s’enivrer, couché sur un lit, elle lui enseigne un jargon tortueux, pénible, hérissé de difficultés inextricables. Aussi, notre jeune homme, qui, naguère encore, avait le teint fleuri du plus vif incarnat, devient tout pâle ; le corps du malheureux se ride, il oublie toutes ses chansons ; parfois mourant de faim et de soif, il n’a plus dans l’esprit, jusqu’aux heures avancées du soir, que les farces dont moi, Académie, je farcis la tête de mes disciples. Mais ce qu’il y a de plus grave, c’est qu’excité par moi contre l’Ivresse, il en dit maintenant mille horreurs. Voilà ce que j’avais à dire pour l’Ivresse : je vais à présent plaider ma cause : que de ce moment l’eau coule pour moi.

La Justice. Que va-t-elle répondre ? C’est égll, Mercure, verse-lui la même quantité d’eau.

[17] L’Académie. Il n’y a rien que de raisonnable, juges, dans les arguments que l’avocat de l’Ivresse a fait valoir pour sa cliente. Si cependant vous voulez m’écouter avec bienveillance, vous verrez que je ne lui ai causé aucun préjudice. Ce Polémon, qu’elle revendique pour son esclave, n’était ni mal né, ni fait pour l’ivresse. Il était un de mes familiers et me ressemblait

  1. Piquante parodie de la secte académique hésitant sans cesse entre le pour et le contre.