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LA JEUNESSE DE RABEVEL

l’était peut-être. Une incroyable agitation s’empara de Bernard. Comment n’avait-il pas eu encore cette idée, comment, lorsque Frençois lui avait parlé de ses projets, son propre amour n’avait-il pas éclaté sur l’heure, comment avait-il donc été pareillement aveugle ? Il rentra tout enflammé à la maison, déjeuna à la hâte sans dire mot, sans répondre aux questions d’Eugénie ; ce fut tout juste s’il alla rendre visite à Rodolphe toujours alité et qui se sentait mourir ; il repartit sous l’œil goguenard de Noë, il courut tout d’un trait à la pension de famille Riquet et comme on tardait à répondre à son coup de sonnette, sauta par dessus la grille, traversa en quelques bonds le jardinet en renversant les arceaux d’un croquet et, suivi des clameurs des enfants et de la réprobation des vieilles dames installées dans leur chaise-longue, pénétra en trombe dans le salon.

Angèle y était, et seule ; elle écrivait, assise à un petit bureau ; au bruit, elle leva la tête, et lui, aussitôt, tomba assis sur un fauteuil, presque défaillant et comme vidé de sang ; il se sentait mourant et inimaginablement heureux : ne pas bouger, la sentir là et expirer, s’éteindre lentement sans même la voir ; sa présence l’entourait, le touchait, le favorisait d’une caresse ineffable. Je l’aime, je l’aime, je l’aime, ne cessait-il de se répéter intérieurement ; il lui semblait qu’il se le disait à chaque fois moins fort et que sa puissance s’évanouissait tandis qu’elle gagnait en suavité ; il finit par épuiser ce torrent intérieur et demeurer les yeux clos, comme en extase, étranger au monde avec la seule