Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/133

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du sommeil perdu en tirant mille sons de leur voix, en la pliant à mille accords, et en promenant sur les chalumeaux une lèvre recourbée. Transmises jusqu’à nous, ces habitudes charment encore les veilles ; et peut-être sait-on mieux distinguer la mesure : mais on ne recueille point de son art une jouissance plus vive (5, 1410) que celle goûtée jadis par la race sauvage des enfants de la terre.

Car tant que nous ne connaissons rien de plus agréable, ce qui est sous notre main nous plaît entre toutes choses, et nous semble la plus belle de toutes. Puis une découverte nouvelle, toujours la meilleure, fait tort aux anciennes, et change nos impressions sur elles. Ainsi nous vint la haine du gland ; ainsi furent abandonnées les premières couches, amas de gazon et de feuilles. La peau déchut à son tour, on méprisa ce vêtement des bêtes ; et pourtant je doute qu’on en eût trouvé l’usage, sans allumer l’envie : le premier qui le porta dut rencontrer la mort au sein des embûches ; (5, 1420) sa dépouille sanglante périt arrachée par des mains avides, et on ne put en recueillir les fruits.

Alors ce furent des peaux de bêtes, aujourd’hui c’est l’or et la pourpre qui tourmentent de mille soucis la vie des hommes, et la fatiguent de guerres : aussi, à mes yeux, la faute qui pèse sur nous est-elle plus grave ; car, sans les peaux, le froid était un épouvantable supplice pour le corps nu des enfants de la terre : mais pour nous, quel mal y a-t-il donc à ne point avoir un vêtement de pourpre tissu d’or, hérissé de broderies, pourvu que nos étoffes grossières soient capables de nous garantir ? Ainsi la race des hommes, sans cesse travaillée par de vaines agitations, (5, 1430) consume la vie en soins inutiles ; et cela, parce qu’elle ne connaît aucun terme à la possession, et que la vraie limite du plaisir lui échappe. Voilà ce qui insensiblement a poussé nos existences jusque sur les gouffres humides ; voilà ce qui a soulevé les vastes tempêtes de la guerre.

Toujours éveillés sous le dôme mobile des cieux immenses, le soleil et la lune, par la révolution de leurs feux, montrèrent aux hommes le cercle que parcourent les années, et l’ordre invariable dont l’invariable loi gouverne toutes choses.

Déjà on vivait sous le puissant abri des tours, (5, 1440) et la culture se partageait le sol en morceaux distincts.

Un essaim de voiles couvrait la mer, florissante du commerce des parfums. On fit des traités, on eut de secourables alliances. Les poëtes se mirent à chanter et à transmettre les belles actions ; la découverte des lettres ne remontait guère plus haut. Aussi, de tout ce qui fut avant elles, notre siècle ne peut rien apercevoir, à moins que la raison ne lui en découvre quelques traces.

Les navires, les instruments de la culture, les murailles, les lois, les armes, les routes, les vêtements, en un mot toutes les commodités de la vie, comme aussi toutes ses délices, (5, 1450) les vers, la peinture, l’art industrieux des statues : tout nous fut enseigné de jour en jour par une lente civilisation et par l’expérience d’un génie infatigable, mais qui avance pas à pas.

Ainsi la marche des années découvre succes-