Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/292

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phème, retiré dans son antre profond, y tienne ses brebis enfermées et presse leurs ruisselantes mamelles ; cent autres Cyclopes, comme lui géants effroyables, habitent le long de ces rivages, errent sur ces hautes montagnes. La lune a trois fois rassemblé sa pleine lumière, depuis que je traîne ma misérable vie dans ces forêts, au milieu des bêtes farouches et dans leurs repaires désolés, et que du fond d’un roc caverneux je regarde au loin les vastes Cyclopes, j’écoute en frissonnant et le bruit de leurs pas et les sons effrayants de leurs voix. Des baies sauvages, des cornouilles pierreuses, (3, 650) des racines que j’arrache, voilà ma triste nourriture. Je parcourais des yeux les lointains espaces, quand j’ai vu cingler vers ces rivages vos vaisseaux : quels qu’ils fussent, amis ou ennemis, je me suis abandonné à eux : c’est assez que j’aie échappé à l’effroyable race de ces monstres : ôtez-moi plutôt la vie ; que je meure par vous de mille morts."

« Il achevait à peine ces mots, quand nous voyons sur la cime des monts se mouvoir dans sa masse énorme l’affreux pâtre lui-même, Polyphème, au milieu de ses troupeaux, qu’il menait vers la rive accoutumée : monstre horrible, informe, immense, aveugle ! Un pin dépouillé de ses rameaux guide sa main et assure ses pas : (3, 660) ses brebis chargées de laine l’accompagnent, ses brebis, son seul plaisir, sa seule consolation dans ses maux. Quand il eut touché les flots profonds et qu’il fut entré dans la mer, il lava l’orbite encore dégouttant de sang de son œil éteint ; il grinçait les dents, frémissait de douleur ; et déjà il marchait à grands pas dans la mer, que l’onde mouillait à peine ses flancs démesurés. Tremblants, nous précipitons notre fuite au large, après avoir recueilli le Grec suppliant, et qui avait bien mérité de nous ; les câbles sont coupés en silence ; et, penchés à l’envi sur nos rames, nous balayons la plaine liquide. Polyphème nous entend, et, au bruit de nos mouvements, tourne vers nous ses pas. (3, 670) Mais quand il voit qu’il ne peut nous atteindre, ni suivre dans leur course les ondes ioniennes, il pousse un cri immense : la mer et toutes ses vagues en tremblèrent ; l’Italie entière en fut épouvantée ; l’Etna même en mugit dans ses cavernes profondes. À ce cri, toute la race des Cyclopes sort de ses forêts, descend des hautes montagnes, se précipite vers le port, et remplit le rivage. De loin nous voyons debout sur la rive, et nous menaçant en vain de leurs regards, ces fils de l’Etna : ils portaient jusqu’au ciel leurs fronts audacieux : troupe horrible ! Tels sur le sommet des monts se dressent (3, 680) dans les airs les chênes, les cyprès, les hautes forêts de Jupiter, les bois sacrés de Diane. Pressés du vif aiguillon de la peur, nous tourmentons nos câbles au hasard, nous déployons nos voiles à tous les souffles favorables. Mais l’avis d’Hélénus nous revient à l’esprit ; nous craignons de nous engager, à peine de périr, entre Charybde et Scylla : nous sommes résolus à faire voile en arrière, quand tout à coup Borée vient à souffler de l’étroit promontoire de Pélore, et nous porte bien au delà des roches vives de Pantagie, de la baie de Mégare, et de la basse péninsule de Thapsus. (3, 690) Achéménide, notre Grec, nous montrait ces rivages divers, qu’il revoyait en repassant sur les traces errantes du malheureux Ulysse.