Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/295

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Que servent les vœux et les autels contre les fureurs de l’amour ? Tandis qu’elle prie les dieux, une douce flamme consume ses os, et dans son cœur s’entretient une vive et secrète blessure. La malheureuse Didon brûle de tous les feux de l’amour : furieuse, elle erre çà et là dans la ville : telle une biche surprise (4, 70) dans les bois de Crète, et qu’un berger a percée de loin avec ses flèches ; il a laissé sans le savoir le fer ailé dans la blessure ; l’animal fuit à travers les forêts, et franchit les pâturages de Dictée ; mais le trait mortel reste attaché à ses flancs. La reine conduit Énée vers les remparts de la ville, lui montre avec orgueil les richesses rapportées de Sidon, et cette cité toute prête à s’élever. Elle commence à lui parler, et tout à coup elle s’interrompt : quand vient le soir, elle le rappelle encore à de nouveaux festins ; et, dans sa folle envie de l’entendre raconter les malheurs d’Ilion, elle les lui redemande sans cesse, et sans cesse est suspendue aux lèvres du héros. (4, 80) Quand l’heure est venue où ils se séparent, quand la lune plus sombre voile sa lumière et que les astres tombants les invitent enfin au sommeil, elle, triste et abandonnée, reste dans son palais solitaire, se couche sur le lit où le héros s’est reposé ; absent, elle l’entend ; absent, elle le voit encore. Quelquefois elle retient Ascagne sur son sein, charmée par la ressemblance paternelle, et tâche de tromper ainsi son malheureux amour. Les tours commencées ne s’élèvent plus ; la jeunesse ne s’exerce plus aux armes ; elle cesse de creuser les ports, de préparer les fortifications pour la guerre : tous les ouvrages restent suspendus ; et dans les airs s’arrêtent inachevées et menaçantes les hautes murailles, et les machines qui vont toucher les nues.

(4, 90) Dès que Junon, la chère épouse de Jupiter, a senti que Didon est atteinte d’un mal incurable, et que le soin de sa renommée n’arrête plus ses fureurs, elle aborde Vénus, et lui parle ainsi : « La belle victoire en vérité pour vous et pour votre fils, le magnifique trophée, le grand et insigne honneur pour deux divinités puissantes, que vaincre par la ruse une faible mortelle ! Je sais que vous redoutez nos nouvelles murailles, et que les palais de ma superbe Carthage ont excité vos soupçons jaloux. Mais quand finiront vos alarmes ? que nous revient-il aujourd’hui de nos grandes querelles ? que ne concluons-nous plutôt une paix éternelle cimentée par un hymen ? (4, 100) vous avez maintenant ce que vous avez désiré de toutes vos forces : Didon brûle d’amour, et attise la flamme qui consume ses veines. Gouvernons désormais les deux peuples confondus et réunis sous les mêmes auspices : consentez que Didon se soumette à un époux phrygien, et que les Tyriens soient la dot qu’il reçoive de vos mains. »

Vénus sentit l’artifice de Junon, qui ne parlait ainsi que pour écarter de l’Italie et fixer sur les rivages libyens l’empire promis à son fils : « Qui serait assez insensé, lui répondit-elle, pour repousser de telles offres, et pour aimer mieux engager la lutte avec vous ? Sachons seulement si la fortune fera réussir les projets que vous me proposez. (4, 110) Mais un doute fatal m’agite, et je ne sais si Jupiter voudra permettre que les Tyriens et les exilés de Troie aient une même ville, que les deux peuples se mêlent et s’allient l’un à l’autre. Vous êtes son épouse ; vous seule pouvez essayer de gagner son cœur. Marchez, je vous suis. »