Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/304

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pissants le dragon qui veillait avec elle sur l’arbre aux rameaux sacrés. Cette magicienne se vante de pouvoir, par ses paroles enchanteresses, délier à son gré les cœurs de leurs tourments, ou leur inspirer les cuisants soucis de l’amour. Elle arrête le cours des fleuves, force les astres à reculer ; (4, 490) elle rappelle les mânes de leur nuit éternelle : à sa voix, tu entendras la terre mugir sous ses pieds, tu verras les frênes descendre des montagnes. J’en atteste les dieux, et toi-même, Anna, et ta tête si chère : c’est malgré moi que j’ai recours à l’art magique. Fais donc élever secrètement un bûcher dans l’intérieur de mon palais et sous la voûte des cieux ; qu’on y place les armes du Troyen, ces armes que l’impie a laissées suspendues à sa couche, et toute sa dépouille, et ce lit conjugal où j’ai péri : la prêtresse veut que j’anéantisse tout ce qui me reste du plus odieux des hommes. » Elle dit, et la pâleur se répand sur son visage. (4, 500) Cependant Anna ne s’imagine pas que Didon couvre des apprêts d’un sacrifice les apprêts de sa mort ; l’idée ne lui vient pas d’un si grand désespoir, ni qu’elle ait à redouter pour sa sœur rien de plus funeste que la mort de Sichée. Elle exécute donc ses ordres.

Après qu’on a élevé au fond du palais un immense bûcher où sont entassés le sapin et l’yeuse, la reine orne de guirlandes l’enceinte sacrée, et y suspend des couronnes d’un feuillage funèbre. Elle fait placer au haut du bûcher la dépouille de son amant, son épée qu’il a laissée, son image et le lit nuptial, sachant bien, hélas ! pour qui sont ces apprêts. Les autels sont dressés ; et la prêtresse, les cheveux épars, (4, 510) appelle d’une voix tonnante toutes les divinités infernales, l’Érèbe, le Chaos, la triple Hécate, Diane aux trois visages. En même temps elle répandait des eaux funèbres, pour simuler celles de l’Averne : elle avait coupé au lever de la lune, avec une faux d’airain des herbes naissantes, dont elle exprimait les sucs noirs et le lait impur : elle y joint l’hippomane, arraché du front du coursier naissant, et dérobé à son avide mère. Didon elle-même, portant dans ses mains pieuses un gâteau sacré, s’approche des autels, un pied nu, et laissant flotter sa robe sans ceinture : au moment de mourir, elle atteste les dieux et les astres qui savent sa destinée ; (4, 520) et s’il est quelque divinité juste et sensible aux douleurs des amants trahis, elle la supplie de la venger.

Il était nuit ; les mortels fatigués goûtaient par toute la terre le doux sommeil ; dans les forêts, sur la mer orageuse, tout était assoupi ; c’était l’heure où les astres au milieu de leur cours glissent à travers les cieux ; où les troupeaux dans les champs, les oiseaux aux ailes peintes, les poissons au fond des lacs, les bêtes fauves qui peuplent les buissons épineux, se taisent dans la nuit silencieuse, et, livrés aux langueurs du repos, endorment leurs douleurs et oublient leurs maux. Didon seule veille et se plaint, et jamais (4, 530) ne s’abandonne au sommeil, jamais ne laisse venir sous ses paupières et dans son cœur les douces ténèbres de la nuit ; ses tourments en redoublent, sa passion renaissante se réveille plus furieuse, et son âme flotte au milieu des ora-