Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/335

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père. Si tant de piété ne te touche pas, reconnais ce rameau. » Elle montre alors le rameau, qu'elle tenait caché sous son voile. Soudain tombe la colère qui gonflait le cœur du nocher : il révère en silence le présent sacré de la fatale branche, que depuis longtemps il n'avait pas vue ; (6, 410) et, tournant sa barque vers les bords du fleuve, il va toucher la rive. Alors il écarte en les poussant les ombres assises en longues files sur les bancs, et met la barque à vide : en même temps il reçoit dans le frêle esquif le grand Énée ; les ais mal joints de la nacelle gémirent sous le poids du héros, et s'ouvrirent de tous côtés aux ondes infernales. Énée enfin et la Sibylle passent sains et saufs à l'autre bord du fleuve, et Charon les dépose sur un affreux limon au milieu de sombres roseaux.

Couché dans son antre qui s'ouvre à l'entrée même de ces tristes royaumes, l'immense Cerbère les fait retentir des aboiements de sa triple gueule. La prêtresse, voyant déjà se dresser sur son cou ses serpents hideux, (6, 420) lui jette un gâteau soporifique qu'elle a composé de miel et de pavots. Le monstre affamé ouvre ses trois gueules, saisit le gâteau, le dévore, et, laissant fléchir son dos immense, se couche dans son antre, qu'il remplit de toute sa masse répandue. Le gardien des enfers enseveli dans le sommeil, Énée se porte en avant, et bientôt il a franchi la rive du fleuve qu'on passe sans retour. Tout à coup il entend des voix plaintives et de grands vagissements : c'étaient les ombres des enfants qui pleuraient au seuil des enfers : privés de la douce lumière, et ravis en naissant au sein maternel, un funeste jour les avait enlevés à la vie, et plongés dans la nuit prématurée de la mort. (6, 430) Près d'eux sont les hommes qu'un arrêt injuste a condamnés à mourir. Là nulle place n'est assignée que le sort et des juges n'en aient décidé, à leur tête est Minos, qui agite l'urne fatale ; c'est lui qui appelle devant son tribunal la muette assemblée des humains, qui examine leur vie, qui connaît de leurs crimes. Non loin de là sont les tristes ombres de ceux qui, sans être coupables, ont tourné contre eux-mêmes leurs mains violentes, et qui, ayant pris la lumière en horreur, ont rejeté leur âme. Qu'ils voudraient maintenant supporter sous la voûte éthérée la pauvreté et les durs travaux ! Mais le destin s'y oppose ; l'affreux Cocyte les enchaîne dans ses tristes ondes, et le Styx neuf fois se repliant sur lui-même les tient emprisonnés.

(6, 440) Ailleurs on voit s'étendre de tous côtés une plaine immense ; c'est le champ des pleurs ; on l'appelle ainsi. Là, ceux que le dur amour et ses poisons cruels ont consumés errent cachés dans de secrets sentiers ; un bois de myrte les environne et les couvre de son ombre : leurs soucis ne les abandonnent pas même dans la mort. Énée aperçoit dans ces lieux Phèdre, Procris, Évadné, Pasiphaé, et la triste Ériphyle, qui montrait son sein percé par la main cruelle de son fils : Laodamie les accompagne, et Cénis, autrefois jeune homme, depuis changé en femme, et que le destin avait alors rappelé à sa figure première.

(6, 450) Parmi elles la Phénicienne Didon, encore sanglante de sa blessure, errait dans la forêt immense.