Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/341

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donc permis, mon fils, de voir ton visage, d'entendre ta voix si chère, et de répondre à tes paroles ! (6,690) Mon cœur l'espérait bien ainsi, et je t'attendais venir en ces lieux, comptant les moments ; et mon impatience ne m'a point trompé. Que de terres tu as parcourues, que de mers t'ont porté sur leurs flots, toi que je revois aujourd'hui ! Que de périls, ô mon fils, ont bouleversé ta vie ! que j'ai craint de maux pour toi du royaume de Libye ! » — Énée reprit : « C'est votre ombre, ô mon père, votre ombre affligée, qui, s'offrant souvent à mes yeux, m'a forcé de descendre sur ces sombres bords. Ma flotte est à l'ancre dans la mer Tyrrhénienne : permettez-moi, mon père, permettez-moi de joindre ma main à la vôtre, et ne vous dérobez point à mes embrassements. » En disant ces mots, les larmes inondaient son visage. (6,700) Trois fois il veut dans un tendre effort embrasser son père, trois fois l'ombre vainement saisie échappe à ses mains, pareille au vent léger, aux fantômes impalpables des songes.

Cependant Énée voit dans une vallée profonde un bocage solitaire, plein d'arbrisseaux murmurants, et le Léthé qui coule près de ces demeures tranquilles. Sur les bords du fleuve voltigeaient des nations et des peuples sans nombre. Ainsi, par un jour serein d'été, les abeilles dans les prairies se posent sur mille et mille fleurs, et se répandent autour des lis blancs : toute la plaine résonne de leur murmure. (6,710) Ce spectacle frappe Énée de stupeur, et dans son ignorance il demande à son père quel est ce fleuve, quelles sont ces ombres qui remplissent la rive de leur foule tumultueuse. Alors Anchise : « Ce sont les âmes qui par la loi du destin doivent animer d'autres corps ; rassemblées sur les bords du Léthé, elles en boivent les eaux calmantes, et avec elles le long oubli des choses passées. Depuis longtemps je désire te faire connaître, amener devant toi et te signaler celles de ces âmes qui doivent continuer ma race glorieuse, afin que tu te réjouisses davantage avec moi d'avoir enfin touché le rivage de l'Italie. » — « Ô mon père, interrompit Énée, est-il croyable que quelques-unes de ces âmes prennent d'ici leur vol vers les hautes régions de la lumière, (6,720) et qu'elles retournent une seconde fois dans des corps grossiers ? Quel amour insensé ont-elles donc de cette misérable vie ? » — « Je vais te le dire, ô mon fils, reprit Anchise, et je ne tiendrai pas plus longtemps ton esprit en suspens. » Et il lui dévoila cette grande succession des choses.

« Dès le principe une âme pénètre et soutient le ciel, la terre, la plaine liquide, le globe brillant de la lune, et les astres qui roulent autour du soleil : répandu dans tous les membres de ce grand corps, cet esprit en fait mouvoir la masse, et en s'y mêlant la vivifie. De là viennent les hommes, les animaux, l'espèce entière des oiseaux, et des monstres que la mer nourrit dans son sein. (6,730) Tous tiennent du ciel le principe de leur être, et ont en eux une vive étincelle du feu éthéré. Mais la matière corruptible l'opprime bientôt, et elle s'émousse