puisque les corps visibles nous cachent eux-mêmes leurs mouvements à travers la distance qui nous en sépare. Souvent, en effet, les brebis qui paissent dans les gras pâturages se traînent où les appellent, où les attirent les herbes brillantes des perles de la fraîche rosée, (2, 320) tandis que les agneaux rassasiés jouent et bondissent avec grâce ; mais on ne découvre de loin que des masses confuses, immobiles, et comme des taches blanches sur une verte colline. De même, lorsque de vastes légions inondent la campagne de leurs manœuvres et feignent de se livrer bataille, les armes jettent des éclairs dans le ciel ; le sol étincelle de fer, et gémit sous la marche retentissante de cet amas de guerriers ; les montagnes, frappées de leurs cris, les renvoient aux astres ; les escadrons voltigent de toutes parts, et franchissent soudain les plaines ébranlées de leur poids et de leur course rapide : (2, 331) cependant, à les voir de certains endroits, au sommet des montagnes, on les croirait immobiles, et leur éclat semble dormir sur la terre.
Maintenant examinons la nature des atomes, et comment leurs formes diffèrent et leurs contours varient : non pas que beaucoup ne soient construits de même, mais parce que tous ne peuvent être semblables en tout, et tu ne dois pas en être surpris, car, puisque les richesses de la matière sont inépuisables, puisque les atomes ne se mesurent et ne se comptent pas, (2, 340) il est évident que tous, dans leur ensemble, ne peuvent avoir tout à fait les mêmes traits, la même physionomie. Vois la race des hommes, les êtres muets qui nagent au fond des ondes, les gras troupeaux, les bêtes sauvages, les oiseaux divers, ceux qui habitent près des eaux fécondes, au bord des rivières, des lacs ou des fontaines, et ceux qui demeurent et voltigent dans les solitudes des bois : compare tous les êtres de toutes les espèces, et tu découvriras que tous ont des formes différentes.
Autrement, les mères pourraient-elles reconnaître leurs petits, (2, 350) ou les petits leurs mères ? Et on sait pourtant que les animaux se connaissent aussi bien que les hommes. Souvent un jeune taureau meurt immolé devant les statues brillantes des dieux, au pied des autels ou brûle l’encens ; et des flots de sang coulent avec la vie de sa poitrine fumante. Que devient alors sa mère ? Privée de lui, elle parcourt les vertes forêts ; elle laisse partout les profondes empreintes de ses pieds fendus, elle promène partout ses yeux inquiets, et regarde si elle voit venir son enfant perdu : elle remplit les ombrages des bois de ses gémissements, immobile, attentive ; puis elle revient aux étables, et les visite sans cesse, sans cesse tourmentée de sa perte. (2, 361) Le tendre feuillage des saules, les herbes que féconde la rosée, les fleuves qui coulent à pleins bords, ne la charment plus et ne la détournent pas de ses inquiétudes soudaines ; la vue même des autres veaux qui bondissent dans les gras pâturages ne peut distraire son âme ni soulager sa peine : tant elle connaît bien et tant elle cherche ce qui est à elle !