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DE LA NATURE DES CHOSES

1080Vers l’auteur de son mal le vaincu tend les mains,
Pour étreindre le fruit dont la soif le pénètre,
Pour verser en ce corps l’essence de son être,
Tout ce que le désir pressent de volupté.
Voilà cette Vénus, cet amour si vanté,
La source du poison dont le cœur boit les charmes,
Première goutte, hélas ! d’un océan de larmes !
L’absence même assiège et caresse nos sens
D’une image et d’un nom toujours chers et présents.

Ah ! fuis, chasse bien loin ces fantômes, amorces
De l’amour. Tourne ailleurs ta pensée et tes forces.
Épanche, s’il le faut, le trop plein du désir ;
Mais, en un vase unique enfermer le plaisir,
Fixer la passion, c’est se forger des chaînes,
Se condamner au joug d’inévitables peines ;
C’est aviver l’ulcère en l’abreuvant d’amour ;
L’ulcère invétéré gagne, et, de jour en jour,
S’aggrave le délire et grandit le ravage,
Si les traits vagabonds de la Vénus volage
N’effacent l’ancien mal, qu’un mal nouveau guérit.
1100Et vers un autre objet ne détournent l’esprit.
Pour éviter l’amour, perd-on la jouissance ?
Non pas ; sans l’amertume on savoure l’essence.
Qu’il est pur le plaisir des cœurs sans passion !
Ah ! malheureux ! Au seuil de la possession,
On voit sur leur trésor leurs ardeurs se suspendre :
Les mains et les regards ne savent où se prendre,
Et l’âpre embrassement va jusqu’à la douleur ;
Le baiser mord, la dent froisse la lèvre en fleur.