Page:Lumbroso - Souvenirs sur Maupassant, 1905.djvu/91

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« — Je l’ai conduit ici, me dit à part l’ami commun, pour lui faire croire qu’il n’a, comme vous, qu’un peu de neurasthénie, et pour que vous lui disiez que ce traitement vous a déjà soulagé et fortifié beaucoup. Hélas ! son mal n’est pas le vôtre, vous ne tarderez pas à le voir.

« Maupassant avait sous le bras une serviette d’avocat, pleine de papiers. Il l’ouvrit, me montra les feuilles :

« — Voici les cinquante premières pages de mon roman : l’Angélus. Depuis un an, je n’ai pu en écrire une seule autre. Si, dans trois mois, le livre n’est pas achevé, je me tue.

« Telles furent ses premières paroles. Dirai-je tout ce qu’il ajouta, tout ce que, dans une volubilité de langage et avec une fixité de regard également effrayantes, il me conta pendant les trois jours qu’on put le retenir à Champel ? Non. certes ! le souvenir m’en est trop cruel et ce n’est point celui qu’il doit laisser à personne. J’aime mieux me rappeler seulement une soirée admirable, où, pendant deux heures, je pus le croire guéri, sauvé, redevenu égal à lui-même. Nous l’avions, ma femme et moi, invité à dîner dans notre petit chalet, annexe de l’hôtel des bains : il apporta son manuscrit dont il ne se séparait qu’avec peine, ayant décidé que sa sentence était là, et il nous dit :

« — Je vais vous raconter l’Angélus.

« Il le conta, avec une lucidité, une logique, une éloquence, une émotion extraordinaires. C’était, si ma mémoire est fidèle, l’histoire d’une femme à la veille d’être mère, et que son mari, soldat, a laissée