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guerre civile était terminée, la menace étrangère écartée, les terribles secousses du communisme de guerre et de la famine de 1921 surmontées. Rien ne justifiait plus les mesures d’exception auxquelles Rosa Luxembourg avait accordé dans sa brochure de septembre 1918 la circonstance atténuante de la fatalité historique. Mais loin de s’alléger, la dictature s’appesantissait de plus en plus sur les classes laborieuses. En pleine guerre civile, les différentes tendances socialistes non bolcheviques avaient encore le droit, précaire mais effectif, de participer aux élections aux soviets ; Martov, leader des mencheviks, était membre du soviet de Pétrograd, et la revue L’Internationale communiste publia même, en 1920, un discours qu’il y prononça. Depuis 1927, même des communistes non conformistes se réclamant du « léninisme », mais l’interprétant autrement que Staline, en sont réduits à choisir entre l’exil, la prison, voire la mort, et la confession extorquée — et partant insincère — de leurs « erreurs et déviations », qui n’est prise en considération que si elle comporte une dose massive de génuflexions et de louanges à l’adresse de la personne du dictateur. Même le droit de se taire ne leur est pas accordé. Il faut qu’ils s’humilient, qu’ils se prosternent devant un homme, s’ils ne veulent s’exposer aux pires persécutions.

Personne ne s’étonnera désormais que, forte de ce qu’elle avait décelé dès 1904 dans les conceptions de Lénine, Rosa Luxembourg ait pu se livrer en 1918, à peine dix mois après la Révolution d’Octobre, à l’impitoyable critique dont nous parlions et dont les prévisions sont aujourd’hui confirmées point par point.

Depuis la mort de Lénine, les tendances corrosives de l’ultra-centralisme dictatorial, dont Rosa Luxembourg avait dénoncé les germes dans son article de 1904 et les pousses dans sa brochure de 1918, s’épanouirent pleinement. La guerre des diadoques se termina par la victoire complète d’un seul, qui réduit aujourd’hui tous les autres à sa merci. Les rapports entre la masse et les chefs — le chef ! puisqu’il n’y en a plus qu’un — sont ceux qui existent entre la « molle argile » et le « génial architecte social ». Les travailleurs n’ont plus aucun droit, et leurs innombrables devoirs se résument en celui de l’obéissance absolue. Le principe selon lequel on peut mentir à la masse, la traiter en enfant « auquel il est loisible de dissimuler la vérité » est aujourd’hui généralement appliqué en U.R.S.S comme dans l’Internationale communiste, sa dépendance.

Il serait évidemment faux de rejeter sur la personne de Lénine la responsabilité de cette néfaste évolution, qui se solde en Russie