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Les femmes gloussaient d’une joie féroce. Les hommes poussaient de petits ricanements imbéciles. On se bousculait pour mieux voir, et bientôt l’exceptionnel quémandeur se vit au centre d’une multitude sarcastique et déchaînée. Ballotté par la vague hostile, il étouffait.

Fort heureusement, M. le Distributeur en chef du Travail, averti, survenait en personne pour mettre un terme au scandale. Cet éminent castrat auquel, par surcroît de précaution, l’État avait coupé les deux mains, était un des piliers du régime. Il ne se dérangeait que dans les cas d’extrême gravité, et sa seule apparition révélait que la patrie était en danger.

À coups de bâton, les policiers lui frayèrent passage et il se trouva face à face avec l’inconnu.

Trente ans de chasteté professionnelle et de nécessaire paresse avaient gratifié M. le Distributeur en chef d’un embonpoint mélancolique et malsain qui rehaussait encore, aux yeux du public, l’incontestable prestige de ses fonctions. Il était court, gras et blême. À son corps de cire molle s’adaptaient sans art des membres de boudin. Mais son crâne était prodigieusement pointu comme pour défendre sa cervelle contre l’obésité menaçante.

Cet opulent chef-d’œuvre se campa devant la longue et chétive stature du misérable qui venait de braver la Loi. Quelques secondes, il le parcourut d’un regard à la fois circonspect et méprisant, puis cet examen l’ayant assuré que la bête n’était pas méchante, il attaqua :

— Que voulez-vous ? Que faites-vous ici ?

Humblement, l’affamé répondit :

— Je demande du travail, comme tout le monde.

Un rire forcené secoua la multitude. M. le Distributeur en chef, malgré toute la gravité de son caractère, ne put réprimer deux ou trois hoquets hilares. Cependant, d’un geste sévère, il imposa silence et reprit :

— Quel travail comptez-vous fournir à la société ?

— Je suis poète.