Page:Mélanges de littérature française du moyen âge.djvu/19

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toujours présent à son esprit et qui apparaisse sans effort à celui du lecteur. Les œuvres étrangères où ces conditions manquent nous déroutent, et la majorité de notre public ne les goûte jamais qu’à demi. Il semble que sous ce rapport notre ancienne littérature diffère profondément de la moderne. Des poèmes qui n’en finissent pas, des « branches » qui se multiplient et s’enchevêtrent à l’aventure, des romans en prose qui recommencent sans cesse de nouveaux épisodes sans lien avec l’histoire principale, des compositions didactiques où l’auteur introduit au hasard tout ce qui lui passe par la tête ou lui tombe sous les yeux, des chansons même où les strophes paraissent n’avoir ni lien entre elles ni raison d’être plus ou moins nombreuses, voilà ce qui frappe tout de suite l’explorateur qui se hasarde dans ce pays encore si peu parcouru. Le reproche est mérité en grande partie : c’est à l’école de l’antiquité que nous avons appris l’art de composer, et les excellents modèles que nous en ont donnés nos classiques, joints à la part de plus en plus grande que les sciences de raisonnement ont prise dans la formation de notre esprit, nous y ont fait faire des progrès qui peut-être même ont rendu sur ce point nos exigences excessives et nos scrupules exagérés. Aussi est-ce l’absence de cet art qui nous choque le plus dans la littérature du moyen âge. Toutefois l’aspect incohérent qu’elle offre au premier abord n’est pas entièrement imputable aux auteurs des œuvres qui nous la présentent. Beaucoup de ces œuvres ont été remaniées, interpolées, allongées en tête et en queue pour les besoins de ceux qui en exploitaient le débit comme gagne-pain. Quelquefois nous pouvons éliminer ces appendices au moins en partie, comme dans la Chanson de Roland, où tout un poème postérieur, Baligant, a été inséré avant la rédaction de nos plus anciens manuscrits, mais où d’autres additions se laissent soupçonner sans qu’on puisse les séparer nettement. En tenant compte de ce fâcheux état de choses, nous constatons que les plus belles des œuvres de notre ancienne poésie, si elles n’ont pas été composées avec la réflexion et l’art sévère qui président à la construction des tragédies de Racine, n’en ont pas moins en commun avec elles la profonde unité d’inspiration, la subordination du détail particulier à l’idée générale, la présence constante de cette idée à travers toutes les péripéties de l’action.