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CLIGÈS 247

pèchent pas que Chrétien n'ait manié, dans ses bons morceaux, la langue poétique avec une véritable maîtrise et ne l'ait marquée de son empreinte. C'était, en somme, un homme d'esprit beau- coup plus que de sentiment, — l'amour, qui tient la première place dans ses poèmes, y est le plus souvent représenté d'une manière subtile et conventionnelle qui exclut toute chaleur, toute réelle participation du cœur, — un conteur adroit dans le détail, parfois maladroit dans l'ensemble^ un écrivain habile qui n'a pas toujours su ou voulu donner à son style la perfec- tion qu'il a quelquefois atteinte. Quant à sa morale, à ses senti- ments, à sa façon de comprendre le but et les devoirs de la vie, il est difficile de s'en faire une idée d'après ses œuvres ; il aime cependant les digressions et les réflexions morales, soit qu'il les place dans la bouche de ses personnages^ soit qu'il les exprime en son nom, et il les a fait souvent très subtiles dans la forme; mais pour le fond, — sauf celles qui touchent à ce qu'on peut appeler la dialectique ou la sophistique de l'amour, — elles ne sortent pas de la banalité. Il loue, comme les autres poètes de son temps, la largesse, la courtoisie, la vaillance et la générosité; il exalte l'amour, et, le premier sans doute dans la France du Nord, il en célèbre la vertu ennoblissante ; mais tout cela n'a rien de profond ni de personnel. Il conte pour conter et pour amuser : il a toujours en vue le public aristocratique auquel il s'adresse et qui souvent lui commande et lui inspire ses œuvres : c'est éminemment un poète de société, qui écrit beaucoup moins pour exprimer ses idées, ses sentiments ou ses rêves que pour plaire et avoir du succès, et par là il appartient bien à la littérature française, dans laquelle, à quelques excep- tions près, le caractère social a toujours été dominant.

Nous savons très peu de chose sur sa vie, et presque unique- ment par lui, mais assez cependant pour en fixer à peu près les dates essentielles, ainsi que l'ordre dans lequel ses princi- paux ouvrages se sont succédé. J'ai essayé jadis de tracer, à l'aide des données qu'il nous fournit, l'esquisse, nécessairement bien maigre, de sa biographie personnelle et littéraire ; M. Fôrster l'a reprise et retouchée dans plus d'un des volumes de son édition ; il en donne, dans l'introduction du présent vo- lume, une dernière forme, et je vais tâcher à mon tour, en pro- fitant de ses observations, de la reprendre et peut-être de la pré- ciser sur quelques points.

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