Page:Mélanges de littérature française du moyen âge.djvu/263

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Je vais plus loin. Plus j’y réfléchis, plus je crois qu’il est presque impossible que Chrétien, dans ses nombreuses allusions à Tristan, se réfère à un poème de lui, et même qu’il ait fait un Tristan. Quand on vient de lire Cligés, — que j’examinerai dans la suite de cette étude, — on se représente ce qu’aurait été un Tristan composé par le même auteur. C’aurait été quelque chose de subtil, de froid, de maniéré, de mondain, qui n’aurait certainement ressemblé en rien au récit à la fois naïf et cynique, effrontément joyeux et profondément triste, passionné, barbare et presque sauvage, que nous laissent entrevoir les rédactions de ce thème qui nous sont parvenues. Je disais tout à l’heure qu’un Tristan de Chrétien en aurait probablement empêché d’autres de naître ; je dis maintenant que si les poèmes que nous possédons avaient pour base une œuvre de Chrétien, ils présenteraient un caractère absolument différent de celui qu’ils ont conservé à travers toutes les altérations que leur ont fait subir les changements de temps et de heu ’.

Je pense donc, pour en revenir au point de départ de cette longue digression, que Chrétien, que nous voyons dans toute la première partie de sa carrière poétique dominé par le merveilleux conte, alors nouveau, des amours de Tristan et Iseut % a composé lui-même un petit poème épisodique qui mettait en scène Marc et sa femme, mais qui n’avait pas grande importance, à en juger par l’oubli où il est tombé.

Nous arrivons maintenant à Cligés, qui nous montre notre poète ayant pas mal voyagé. Non seulement il était allé à Beauvais, où il avait trouvé, dans un manuscrit delà célèbre bibliothèque de l’église Saint-Pierre, le thème essentiel de son roman ; mais il résulte du poème lui-même qu’il avait visité l’Angle-

1 . Je me permets de dire ici en passant, — c’est une opinion que je pense avoir l’occasion de développer quelque jour, — que je suis actuellement porté à croire que tous les poèmes français sur Tristan reposent sur un poème anglais perdu (qui était peut-être incomplet).

2. Il mentionne encore le bevrage dont Tristans fu empoisonez dans celle de ses chansons qui est le plus sûrement authentique, et qui appartient sans doute à sa jeunesse. Dans ses poèmes postérieurs, Lancelot, Yvain, Perceval, il n’est plus fait aucune allusion à Tristan.