290 LE ROMAN
la demande d'un patron, le sujet de Tristan, que les jongleurs avaient rendu célèbre "... Il faut qu'il l'ait trouvé antipa- thique, car, peu après, il s'attache, dans un roman spécial, à montrer la mauvaise qualité de l'idéal de Tristan et à lui en opposer un autre qui lui est nettement contraire. » Il me semble que l'auteur a fait ici fausse route : le partage d'Iseut entre son mari et son amant n'est nullement « l'idéal » de Tristan, et ce n'est nullement l'amour « conjugal » que Fénice oppose à l'adul- tère. L'antique légende de Tristan reposait sur une donnée qui s'est maintenue immuable dans toutes les versions, c'est qu'Iseut, liée à Tristan par la fatalité du philtre d'amour, n'était pas moins indissolublement liée à Marc par ses devoirs d'épouse et de reine : jamais elle ne songe à se soustraire à ces devoirs et à aller, ce qui, semble-t-il, lui aurait été si facile, vivre librement avec Tristan ^. Mais cette donnée traditionnelle avait fini par soulever des objections. Thomas, dans un mono- logue de Tristan séparé d'Iseut, fait faire à celui-ci, sur les rap- ports d'Iseut avec son mari, de douloureuses réflexions, qui sont d'une « psychologie « bien autrement vraie que les conflits artificiels des monologues de Chrétien. Le partage de la femme entre l'amant et le mari est évidemment la honte et le châti- ment de l'adultère mondain. Cela dut être senti, — comme cela l'est encore, — dans la société « courtoise » du xii^ siècle par plus d'un de ceux, et surtout par plus d'une de celles, que sédui- sait l'immortel conte d'amour. Je suppose pour mon compte, — bien à l'inverse de M. Fôrster, — que ce sont les dames de la cour de Champagne ou de France qui auront dit à Chrétien : « Vous devriez nous faire un Tristan dans lequel l'amante n'appartiendrait qu'à son amant; la promiscuité d'Iseut dans le Tristan que nous avons répugne à notre délicatesse. » Et Chré-
��1. Je traduis ainsi Spielleute, mais je ne vois pas bien ce que sont, dans l'esprit de l'auteur, ces Spiclleide qui ne font pas œuvre « littéraire » ; il pense sans doute simplement à des diseurs de contes non rimes.
2. Au dénouement seulement, quand Tristan appelle Iseut auprès de lui pour soigner la blessure qu'elle seule peut guérir, elle se décide à venir le trouver en abandonnant son mari ; mais il faut pour l'y déterminer cette circonstance exceptionnelle.
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